(Région de Rostov) Au café Tchébouretchnaïa, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière entre la Russie et les territoires séparatistes de l’Est ukrainien, un soldat russe fait la sieste, dans l’odeur de friture ambiante.

« Merci, on reviendra ! », lance un autre militaire, dépliant son mètre quatre-vingt-dix après avoir englouti son tchébourek, chausson frit à 65 roubles (1 dollar canadien), avec trois camarades.

Soudain, un militaire toque à la porte de la petite pièce où travaille l’équipe de l’AFP, seuls clients civils du lieu : « Vous voulez acheter une ration militaire sèche ? ».  

Sur l’écran qui diffuse des vidéos, soudain des soldats qui courent dans la boue. Mais ce n’est pas l’invasion russe de l’Ukraine tant redoutée par l’Occident, juste la vidéo de la chanson You’re in the army now, un tube des années 1980.

Dans le village, les soldats sont partout, coiffés de bonnets camouflage ou de chapkas synthétiques grises de l’armée. Ils traînent dans le stationnement en fumant, boivent des cafés, s’affairent sur d’imposants véhicules militaires, garés le long des rails du train sur plusieurs centaines de mètres.

Des lance-roquettes, des canons automoteurs, des véhicules militaires transportant du carburant sont stationnés. Sur la route, près de la frontière, des porte-chars déchargés croisent un convoi d’autres véhicules vert sombre.

La région de Rostov, frontalière des républiques autoproclamées de l’est de l’Ukraine, est noyée dans le brouillard et le silence règne ce mercredi 23 février, jour férié en Russie où l’on célèbre les « défenseurs de la patrie », l’armée soviétique.  

Après l’agitation des derniers jours, lorsque la région a été traversée par des milliers de personnes déplacées transportées par les Russes depuis les régions séparatistes et par des convois militaires se dirigeant vers la frontière, l’atmosphère est à l’attente.  

Sur un terrain de soccer à quelques centaines de mètres, dix hommes d’une cinquantaine d’années dont plusieurs vétérans s’échangent le ballon, des combinaisons dépareillées tendues sur leurs ventres rebondis.

Inquiets

Valéri Bélik, policier à la retraite de 52 ans, arbore un bonnet « No Fear » et fait office de gardien de but.  

« Bien sûr, nous sommes tous inquiets pour la République populaire de Donetsk, pour Lougansk. C’est dommage pour les gens qui souffrent de la terreur, de la guerre que les autorités ukrainiennes ont déclenchée », accuse-t-il, épousant la ligne du Kremlin, qui affirme avoir reconnu l’indépendance des territoires séparatistes pour les protéger des assauts ukrainiens démentis par Kiev.

Sur la route qui avance vers la frontière, un bus est à l’arrêt, à la recherche d’un passager perdu. A bord, ce ne sont pas des habitants du Donbass se réfugiant en Russie.

« Je suis allé chercher mon passeport russe », raconte Grégori, mécanicien de 35 ans résidant à Chakhtarsk, dans le Donbass, avant de monter dans le bus pour rentrer chez lui.  

« J’ai un peu peur de rentrer, on entend des tirs et des explosions, mais ma famille y est. Je ne partirai pas, mon travail, toute ma vie est là », dit-il, les pieds dans la boue, la terre labourée par des traces de tanks bien visibles.

À mesure que l’on avance vers la frontière, les rues se vident. Dans le dernier village avant la frontière, Valentina Drujinenko, femme de ménage retraitée de 75 ans, est assise en doudoune rose sur un banc avec sa voisine.  

Interrogée sur la décision de Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des territoires séparatistes, cette Ukrainienne d’origine mariée à un Russe est ambivalente : « Je comprends les conséquences, elles seront horribles, nos petits-enfants ne sauront pas les gérer. Mais si Vladimir Poutine l’a fait, cela veut dire que c’est nécessaire. Je le respecte et je l’adore ».

Sa voisine, Maria Iagnouk, est née en 1941 et raconte avoir vécu sous l’occupation allemande. « Comment ne pas avoir peur ? Qui peut ne pas avoir peur ? Moi-même je suis née en pleine guerre », affirme-t-elle en ukrainien. « Nous ne regardons même plus les infos, tellement cela fait peur ».