(Hnutove, Ukraine) Nadia Rudyik marche vers sa remise, le dos courbé. Elle se penche, ouvre une trappe, pointe le minuscule abri souterrain où elle se cache lors des bombardements. Le geste semble l’épuiser. Elle n’a que 61 ans, mais semble en avoir beaucoup plus. « Huit ans à avoir peur, ça fait vieillir plus vite », lâche-t-elle.

Mme Rudyik habite le petit village de Hnutove, dans la région du Donbass, à trois ou quatre kilomètres du territoire contrôlé par les séparatistes prorusses qui ont lancé une rébellion armée dans l’est de l’Ukraine. Quelques fois par année, les autorités ukrainiennes y rapportent des tirs de mortiers, d’artillerie, de grenades. Les résidants disent entendre des coups de feu claquer dans l’obscurité toutes les nuits.

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Nadia Rudyik se cache dans un abri situé dans sa remise lorsqu’il y a des bombardements.

« Chaque maison a un abri. Il y a une année où les séparatistes tiraient par ici, et toutes les fenêtres ont éclaté. Des bénévoles nous ont aidés à en acheter d’autres », raconte la sexagénaire.

Son mari est mort il y a quelques années. Sa fille aussi est morte. Il ne lui reste qu’un fils de 35 ans, qui souffre d’un problème cardiaque et habite en ville, plus près de l’hôpital. Elle vit seule, dans sa petite maison à la porte branlante. Et elle a peur.

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Nadia Rudyik

Je ne me sens pas en sécurité. La guerre est très proche, et il y a beaucoup de voleurs qui viennent voler du métal la nuit. Je ne sais pas s’ils viennent d’ici ou d’autres villages.

Nadia Rudyik

Pas question pourtant de partir vivre chez ses proches plus loin du front. « Je suis invalide, je ne veux pas déranger », laisse-t-elle tomber.

Elle n’a pas envie de voir son village intégré à la Russie, qu’elle a déjà visitée et qu’elle qualifie de « pays pauvre ». Elle n’a qu’un souhait : que les affrontements cessent.

« J’espère qu’il n’y aura plus de morts et qu’on puisse dormir sans entendre tirer », dit-elle.

Tirs sporadiques

Un accord de cessez-le-feu est officiellement en vigueur, mais il n’est pas respecté uniformément. La mission d’observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a répertorié 213 violations de l’accord, dont 46 explosions, dans la seule région du Donbass, entre vendredi dernier et dimanche.

La situation est encore plus tendue depuis que la Russie a massé près de 100 000 soldats près de la frontière ukrainienne. À la mi-janvier, le ministère de la Défense russe a publié des images de blindés en route vers un site d’exercices, Rostov-sur-le-Don, à 170 kilomètres de Hnutove. Moscou demande une garantie que l’Ukraine ne se joindra pas à l’OTAN et exige que l’alliance militaire cesse de s’étendre vers ses frontières.

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Tank de l’armée ukrainienne près du point de contrôle de Hnutove

Pour atteindre Hnutove, il faut aujourd’hui passer un poste de contrôle de l’armée ukrainienne, qui bloque la route vers la zone frontalière. Lors du passage de La Presse, des militaires ukrainiens faisaient voler un petit drone de surveillance, leur position couverte par un tank.

Dans les champs et au bord de la route principale menant au village, des affiches rappellent la présence de projectiles non explosés potentiellement mortels. Des équipes de démineurs viennent fréquemment nettoyer les lieux, mais les citoyens ont été prévenus qu’il faudra des années pour couvrir l’ensemble du territoire de leur localité. Une maison bombardée, où un homme est mort il y a quelques années, demeure à l’abandon au cœur du village.

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La maison d’un homme mort dans un bombardement laissée à l’abandon au cœur de Hnutove

Les belligérants s’affrontent au milieu des populations civiles. De part et d’autre de la ligne de front, des résidants ont vu leur vie bouleversée par huit ans de crise.

« Ma femme était là quand un projectile a explosé sur notre terrain. Quand on en parle, elle tremble », raconte Viktor Gryzenko, 80 ans. C’était aux environs de 2015. Le trou dans sa pelouse faisait deux mètres de profondeur : il s’est même pris en photo debout au fond. La terre avait été projetée à 200 mètres autour. Un morceau de sa clôture avait fait un vol plané jusqu’à l’épicerie du coin.

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Viktor Gryzenko

Ce n’est pas une vie normale, on ne sait jamais si la Russie va nous attaquer. C’est un territoire ukrainien ici, je ne veux pas faire partie d’un autre pays.

Viktor Gryzenko

Son voisin Vitaliy Sushko a vu sa toilette extérieure pulvérisée par l’explosion ce jour-là. Il venait de partir de la maison 15 minutes plus tôt avec ses deux enfants. Il remercie le ciel pour cette chance.

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Vitaliy Sushko

« C’est étrange, je suis heureux de vivre à chaque jour. C’est comme un nouveau départ. Ça change beaucoup de choses », dit-il. Il a parsemé sa maison d’images pieuses et fréquente désormais une église, convaincu d’avoir frôlé la mort de peu.

M. Sushko affirme que ses voisins et lui se sentent peu interpellés par les querelles des dirigeants ukrainiens et russes. « Les gens ici sont très fatigués. Ils ne pensent pas à l’Ukraine ou à la Russie, ils en ont assez de la guerre », explique le travailleur qui vient de décrocher un emploi dans une aciérie de la région.

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Le sol du village renferme des mines non explosées.

À l’époque où la Russie a envahi le territoire ukrainien de la Crimée et où la rébellion prorusse a éclaté dans le Donbass, un référendum s’est tenu dans le village de Hnutove. Les citoyens étaient questionnés à savoir s’ils préféraient faire partie de l’Ukraine ou de la Russie.

Mykola Serchuk, qui se décrit comme l’aîné du village, affirme avoir subi d’intenses pressions pour donner son vote au camp prorusse. « Ils revenaient toujours à la charge et disaient que nous allions recevoir beaucoup d’argent. J’ai dû signer », dit-il.

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Mykola Serchuk

« On vivait heureux »

Tous les autres habitants interrogés par La Presse nient qu’il y ait eu des pressions. Le village n’est jamais passé sous contrôle des rebelles, mais le gouvernement ukrainien n’y fait pas l’unanimité non plus. Des résidants racontent qu’un villageois parti à la pêche et un promeneur muni de jumelles se sont fait accuser d’espionner les forces ukrainiennes. Les soldats auraient fait irruption dans certaines maisons pour débusquer des séparatistes.

« On vivait heureux dans ce village, mais quand la guerre a commencé, la vie s’est arrêtée. Les jeunes sont partis, il reste juste les vieux », se plaint Lubov Zibultska, une résidante rencontrée alors qu’elle faisait une marche avec son mari. La dame refuse que son visage soit pris en photo.

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Lubov Zibultska et son mari dans une rue enneigée de Hnutove

Elle blâme le mouvement Euromaïdan, le nom donné à la série de manifestations qui ont mené au départ de l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch, un allié de Moscou, en 2014.

« C’est l’Ukraine qui a commencé la guerre après Euromaïdan », prétend-elle. Elle affirme que la prise de la Crimée par l’armée russe n’était pas un prétexte pour faire la guerre, puisque ce territoire a autrefois appartenu à la Russie. « Ce n’est pas NOTRE territoire », martèle la dame.

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« La vie s’est arrêtée » à Hnutove, selon Lubov Zibultska, croisée dans le petit village.

Elle devient très agitée lorsqu’on mentionne le Canada. « Le Canada a appuyé Euromaïdan et ensuite, la guerre a commencé. Donc, je ne suis vraiment pas contente du Canada ! », s’enflamme-t-elle. Elle affirme que les alliés des États-Unis « préparent tout pour une guerre avec la Russie », un pays « frère » du peuple ukrainien.

Elle a conscience que la vie était parfois difficile sous l’ancien président prorusse, mais elle s’ennuie tout de même de cette époque.

« Avec Ianoukovitch, dit-elle, on n’avait pas la guerre. »