Le feuilleton du Brexit, chose du passé ? Que non... Le Royaume-Uni et l’Union européenne ont engagé de nouvelles négociations sur le protocole nord-irlandais de gestion de la frontière, un dossier qui ravive les divisions entre catholiques et protestants. Tout cela alors qu’on souligne le 50anniversaire du fameux « Bloody Sunday » (le Dimanche sanglant), qui avait fait 14 morts et des dizaines de blessés à Derry, le 30 janvier 1972.

« En 20 minutes, c’était terminé »

PHOTO JOHN SIBLEY, REUTERS

Œuvre murale intitulée Petrol Bomber dénonçant les violences britanniques à l’endroit des catholiques d’Irlande du Nord, dans le quartier Bogside de Derry, où s’est déroulé le Bloody Sunday il y a 50 ans.

Il y a 50 ans se déroulait le tristement célèbre Bloody Sunday, évènement clé des « Troubles » qui ont enflammé l’Irlande du Nord. Souligner cette date fatidique, oui. Mais comment ?

James Smyth se souviendra toujours du 30 janvier 1972.

Ce dimanche-là, l’adolescent de 14 ans se rend en bus de Belfast à Derry, pour participer à une marche contre les discriminations à l’endroit des catholiques d’Irlande du Nord, qui sont alors considérés comme des citoyens de deuxième classe.

La manifestation, organisée par l’Association pour les droits civiques, se veut pacifique. Mais en milieu d’après-midi, des émeutes éclatent en marge du centre-ville, dans le quartier catholique du Bogside, bastion de la résistance républicaine. L’armée britannique, soutenue par les autorités protestantes (loyalistes), répond aux débordements par des canons à eau, des gaz lacrymogènes et des balles de caoutchouc.

PHOTO FOURNIE PAR JAMES SMYTH

James Smyth, professeur émérite d’histoire à l’Université Notre-Dame

Puis, soudain, tout dérape. Des manifestants s’effondrent. Le sang coule. La confusion s’installe. Dans le sauve-qui-peut général, James Smyth se réfugie derrière un mur, avant de trouver refuge chez une résidante du quartier.

« J’étais dans la foule quand ils ont commencé à tirer. Mais je n’ai pas tout de suite compris ce qui se passait, raconte celui qui est aujourd’hui professeur émérite d’histoire à l’Université Notre-Dame, aux États-Unis. Je pensais que c’était des balles de caoutchouc. »

Smyth se rappelle l’extrême rapidité à laquelle se sont déroulés les évènements. « En 20 minutes, c’était terminé », dit-il. Il se rappelle aussi, et surtout, le « silence assourdissant » qui a régné ensuite dans les rues de Derry. Un silence de mort.

Ébranlé, le jeune reprendra le bus pour Belfast le soir même, au plus grand soulagement de ses parents, morts d’inquiétude.

« Ce n’est qu’au retour que j’ai vraiment pris conscience de ce qui s’était passé », dit-il.

PHOTO THOMPSON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un soldat britannique s’en prend à un catholique pendant la manifestation.

Des excuses, pas de coupables

Quatorze personnes seront tuées et une quinzaine d’autres blessées, dans ce qu’on appelle désormais le « Bloody Sunday » (le Dimanche sanglant).

La plupart sont des hommes jeunes, sinon des adolescents. Les soldats britanniques invoqueront la légitime défense, mais il sera prouvé des années plus tard que les victimes n’étaient pas armées, tandis que 108 balles réelles ont été tirées sur les civils.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPEDIA

Une image qui frappera l’imagination : un prêtre agitant un mouchoir ensanglanté devant une victime d’un tir que l’on tente de transporter en lieu sûr

Cette bavure a des airs de déjà-vu. Quelques mois plus tôt, 17 jeunes républicains ont été tués par l’armée, dans la foulée d’arrestations massives. Mais à Derry, la tragédie est concentrée en un seul lieu et, qui plus est, captée par les caméras de télévision. L’image d’un prêtre agitant un mouchoir blanc maculé de sang frappera l’imagination. Tout comme celles de jeunes gens gisant au sol.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE L’UNIVERSITÉ D’ULSTER

Eamonn O Ciardha, professeur d’histoire et de langue irlandaise à l’Université d’Ulster

Ces soldats n’ont pas essayé de disperser une émeute ou tenté de faire peur en tirant dans les airs, c’était une forme d’exécution. Ces gens se sont fait tirer dessus dans la rue comme des lapins.

Eamonn O Ciardha, professeur d’histoire et de langue irlandaise à l’Université d’Ulster, à Derry

Une première enquête publique, bâclée, innocentera le régiment de parachutistes responsable du massacre.

Il faudra attendre une seconde enquête, lancée en 1998 par le premier ministre Tony Blair, puis les excuses officielles de son successeur David Cameron, en 2010, pour que les plaies commencent à se refermer dans la communauté catholique nord-irlandaise.

En revanche, aucun militaire ne sera jamais jugé pour cette bavure d’une extrême gravité, cristallisée depuis par une chanson du groupe U2 (Sunday Bloody Sunday).

Divisions et commémorations

Pour Eamonn O Ciardha, il ne fait aucun doute que le Bloody Sunday a été un « évènement décisif » dans la période des « Troubles », qui a duré de 1968 à 1998.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des millions de catholiques assisteront aux obsèques des victimes du Bloody Sunday à Derry, trois jours après la tragédie

Dans les semaines et les mois qui vont suivre, les violences vont s’intensifier en Irlande du Nord. Des centaines de jeunes républicains vont grossir les rangs de l’IRA (Irish Republican Army) afin de combattre pour l’indépendance de la région face au Royaume-Uni. Les attentats à la bombe vont se multiplier et les morts s’accumuler, atteignant le chiffre de 3000 victimes en 30 ans, essentiellement civiles.

Si la situation s’est grandement améliorée depuis les accords de paix du Vendredi saint en 1998 (Good Friday Agreement), on ne peut pas dire que les tensions ont complètement disparu sur le territoire.

Des escarmouches éclatent encore entre protestants et catholiques, les « murs de la paix » qui séparent les quartiers ennemis sont toujours debout à Belfast et la reconnaissance officielle de la langue irlandaise demeure source de tiraillements politiques.

PHOTO PAULO NUNES DOS SANTOS, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des divisions toujours présentes : « Vous entrez dans Derry libre », dit ce message peint à l’entrée d’un quartier catholique.

Et le Brexit n’a fait que rouvrir de vieilles blessures, avec ses enjeux de frontière et son protocole nord-irlandais (voir autre texte).

Dans ce contexte, on peut se demander si la culture de commémoration, très vibrante dans la région, n’a pas des effets pervers. D’un côté comme de l’autre, on ne cesse de magnifier les tragédies et les héros de la période des Troubles, par des œuvres murales géantes, des expositions, des visites touristiques ou des cérémonies liées à des évènements historiques, comme celles qui entourent ce week-end le 50anniversaire du Bloody Sunday.

PHOTO JOHN SIBLEY, REUTERS

Commémoration du Bloody Sunday devant le parlement britannique, jeudi dernier, en présence de représentants du Sinn Féin, parti nationaliste d’Irlande du Nord

Ces hommages au passé, assurément légitimes, entretiennent-ils les clivages communautaires ? Devrait-on tout effacer pour mieux recommencer ? Comment honorer le passé tout en regardant vers l’avenir ?

« C’est un débat majeur en Irlande depuis au moins 10 ans, conclut James Smyth. Mais en ce qui me concerne, il est tout à fait sain de se souvenir. Car ces commémorations ne sont pas la cause des divisions. Elles en sont plutôt l’expression… »

Le Brexit ou la division exacerbée

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Loyalistes à Belfast manifestant contre le protocole nord-irlandais, le printemps dernier

Les négociations reprennent sur le protocole nord-irlandais, alors que l’instabilité politique menace cette région du Royaume-Uni.

Vous pensiez le feuilleton du Brexit terminé ? Détrompez-vous. La 6saison vient tout juste de débuter, alors que le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) reprennent les négociations sur le protocole nord-irlandais, qui continue de poser problème.

La ministre britannique des Affaires étrangères, Liz Truss, rencontrait cette semaine son vis-à-vis européen Maroš Šefčovič pour rediscuter des paramètres de cette clause centrale de l’accord du Brexit, dont la signature remonte à tout juste deux ans.

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Liz Truss, ministre britannique des Affaires étrangères, et Maroš Šefčovič, vice-président de la Commission européenne

Les deux parties ont souligné l’ambiance « constructive » de la conversation et leur volonté commune de régler le dossier avant la fin février.

Mais derrière cette belle vitrine, l’impasse demeure. Selon l’ancien conseiller conservateur Raoul Ruparel, qui s’est exprimé lundi sur Twitter, il semblerait même que « l’écart se creuse plutôt que de se resserrer ».

Une frontière contestée

Adopté en janvier 2020, le protocole nord-irlandais a été conçu pour protéger le marché unique européen. Tout en évitant le retour d’une frontière physique entre l’Irlande (pays membre de l’UE) et l’Irlande du Nord (partie du Royaume-Uni), qui aurait pu fragiliser les accords de paix signés en 1998 après 30 ans de guerre civile.

On s’était donc mis d’accord sur l’établissement d’une frontière fictive en mer d’Irlande, afin que les marchandises venant du Royaume-Uni soient contrôlées en amont, avant de débarquer en Irlande du Nord et d’entrer dans l’Union européenne via la république irlandaise.

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Panneau anti-Brexit installé en bordure d’une route reliant l’Irlande à l’Irlande du Nord

Cette solution avait permis de boucler le dossier du Brexit, après des années de négociations intenses. Mais la lune de miel n’a pas duré longtemps. Londres exige déjà des modifications en profondeur, arguant que l’entente cause des difficultés d’approvisionnement en Irlande du Nord et provoque la colère des loyalistes, qui se sentent lésés et coupés symboliquement de la mère patrie.

Le gouvernement Johnson est à ce point déterminé qu’il a menacé à plusieurs reprises de déclencher l’article 16, qui permet de passer outre à certaines dispositions de l’accord du Brexit en cas de « graves difficultés économiques, sociétales ou environnementales » subies par l’une ou l’autre des parties.

PHOTO PAUL FAITH, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Loyalistes en Irlande du Nord manifestant contre le protocole nord-irlandais, le printemps dernier

L’UE a jusqu’ici concédé quelques aménagements, notamment sur le plan des formalités douanières et des contrôles de marchandises, réduits au minimum.

En revanche, pas question d’éliminer la frontière en mer d’Irlande, ni d’exclure la Cour de justice européenne du traité, tel que le réclament les Britanniques, qui préféreraient « un arbitrage international » pour trancher d’éventuels litiges entre les deux camps.

Complication supplémentaire : le ministre du Brexit David Frost a démissionné de son poste fin décembre, forçant la ministre des Affaires étrangères Liz Truss à reprendre le dossier au pied levé. Elle est d’autant plus soumise à la pression qu’elle est pressentie pour succéder au premier ministre Boris Johnson, si celui-ci finit par démissionner dans la foulée du « partygate ».

Vers une Irlande réunie ?

Soulignons que ces délicates négociations ont lieu quelques mois à peine avant les élections nord-irlandaises prévues pour le début du mois de mai, et pour lesquelles on n’annonce rien de moins qu’une révolution…

Si la tendance se maintient, un parti nationaliste pourrait en effet être porté au pouvoir, pour la première fois depuis la création de l’Irlande du Nord, il y a 100 ans.

Un sondage LucidTalk – Belfast Telegraph publié cette semaine révèle que les républicains du Sinn Féin obtiendraient 25 % des voix, contre seulement 17 % pour leurs grands rivaux loyalistes du DUP (Democratic Unionist Party), qui était jusqu’ici la plus grande force politique de la région.

Ce résultat historique serait en partie attribuable aux divisions dans le camp loyaliste concernant le Brexit, mais aussi à la croissance de la population catholique, en voie de dépasser la population protestante. Celle-ci est passée de 31 % à 45 % entre 1971 et 2011 et tout laisse croire que le recensement de 2021 confirmera cette hausse.

Pour Christophe Gillissen, expert des questions irlandaises à l’Université de Caen, ce nouveau rapport de forces sera un « choc » et une grande « source d’angoisses existentielles » pour les protestants d’Irlande du Nord.

Il pourrait ouvrir la voie à un éventuel référendum sur la réunification des deux Irlandes, la hantise des loyalistes qui souhaitent rester sous la coupe du Royaume-Uni.

Mais le Sinn Féin pourra-t-il seulement diriger ? Depuis le mois de septembre, le parti DUP menace à répétition de faire tomber le gouvernement régional si aucun compromis satisfaisant n’est trouvé concernant le protocole nord-irlandais, qu’il est le premier à rejeter.

Il faut savoir que l’Irlande du Nord fonctionne de façon bicéphale, avec deux premiers ministres issus de chaque communauté. Ce système, né des accords de paix du Vendredi saint de 1998 (Good Friday Agreement), fait que loyalistes et républicains ne peuvent gouverner l’un sans l’autre et que la démission d’un camp entraînerait automatiquement la suspension du Parlement.

Il suffirait ainsi que le DUP claque la porte pour que toute la maison s’effondre. « Ce serait une vraie crise politique » résume Christophe Gillissen.

Dans le cas de l’Irlande du Nord, ce ne serait ni la première ni la dernière.