Le détournement inédit d’un avion de ligne survolant la Biélorussie a permis au régime d’Alexandre Loukachenko d’arrêter l’opposant en exil Roman Protassevitch. Qui est donc ce jeune dissident qui a provoqué une opération aussi spectaculaire, entraînant une cascade de retombées diplomatiques et plaçant la Biélorussie au ban de la communauté internationale ?

C’était la veille de l’élection présidentielle du 9 août 2020, et le journaliste biélorusse Vadim Vileita accueillait au micro d’une chaîne d’information indépendante le jeune opposant Roman Protassevitch.

Ce dernier codirigeait alors le réseau Nexta, hébergé par Télégramme, qui agissait comme le chef d’orchestre des protestations qui secouaient le pays.

Nexta, mot qui signifie « quelqu’un » en biélorusse, suggérait aux opposants du dictateur Alexandre Loukachenko les lieux où se rassembler et les symboles à arborer lors de ces manifestations. Nexta documentait aussi la répression qui commençait à s’abattre sur les manifestants.

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Roman Protassevitch lors d’une manifestation en mars 2012

En cette veille d’un vote crucial, par lequel Loukachenko briguait un sixième mandat de suite, Roman Protassevitch avait bon espoir que ses compatriotes réussiraient à exercer librement leur droit de vote.

« Il était très animé, très enthousiaste, très professionnel, très bon communicateur », se souvient Vadim Vileita, joint à Varsovie, en Pologne, où il a fui le régime Loukachenko.

À 26 ans, Roman Protassevitch fait partie d’une jeune génération de Biélorusses qui n’ont pas connu les vagues de répression passées et qui n’avaient pas peur de la dictature de Loukachenko, souligne Vadim Vileita.

Le jeune dissident a eu l’occasion, depuis, de se mesurer à ce régime que l’on décrit comme la dernière dictature en Europe.

Poursuivi pour troubles à l’ordre public et incitation à la haine, considéré comme un « terroriste » par les autorités de Minsk, Roman Protassevitch a été forcé à l’exil et s’est réfugié en Lituanie.

Dimanche, l’avion dans lequel il rentrait dans ce pays après un séjour en Grèce, où il avait accompagné l’opposante exilée Svetlana Tikhanovskaïa, a été forcé à atterrir alors qu’il survolait la Biélorussie.

Voyant que l’appareil était intercepté par un avion de chasse, Roman Protassevitch a laissé tomber devant un passager : « Ils vont m’exécuter. »

Arrêté avec sa compagne Sofia Sapega, il est apparu depuis dans une vidéo où il se dit « bien traité » et avoue avoir « joué un rôle dans l’organisation des manifestations à Minsk ».

Selon Vadim Vileita, cette vidéo n’est qu’une mise en scène semblable à des dizaines d’autres. « Le régime fait ça depuis des mois, ils arrêtent les gens, ils les torturent et ils les obligent à faire une déclaration publique. »

« J’espère qu’il comprend que ça ne sert à rien de résister », laisse tomber M. Vileita.

Victime circonstancielle ?

Roman Protassevitch a eu maille à partir avec le régime biélorusse dès sa jeunesse, alors qu’il a été renvoyé d’un lycée prestigieux pour avoir participé à une manifestation anti-Loukachenko en 2011.

Plus tard, il sera exclu du programme de journalisme de l’Université de Minsk.

Le rôle qu’il a joué, de loin, lors du mouvement de protestation qui a précédé et suivi la présidentielle biélorusse de 2020, est-il donc si important pour justifier un acte de piratage aérien qui a entraîné la mise au ban de la Biélorussie et la fermeture de l’espace aérien européen à ses avions de ligne ?

Les avis divergent à ce sujet. Pour le militant biélorusse Anton Ruliou, exilé en Pologne, Alexandre Loukachenko a agi un peu par « vengeance personnelle » en allant cueillir le jeune dissident en plein ciel.

« La chaîne Nexta a fait un excellent travail avec des reportages sur les manifestations à un moment où le régime essayait de bloquer l’internet à Minsk », dit-il en entrevue téléphonique.

Grâce à Nexta, dit Anton Ruliou, « les gens ont pu voir à quel point la police était brutale et s’acharnait sur des manifestants pacifiques ».

Roman Protassevitch n’avait pas lancé ces manifestations, il n’était pas un leader de l’opposition, souligne Anton Ruliou. Avant l’élection de 2020, il était peu connu.

Mais la popularité de Nexta, sa chaîne d’information, l’a propulsé au premier plan de l’actualité.

En arrêtant massivement les opposants les plus connus avant le vote du 9 août 2020, le régime Loukachenko a aussi donné de la place à de nouveaux visages, plus jeunes, note Vadim Vileita.

Mais d’autres pensent que Roman Protassevitch n’a été qu’une victime circonstancielle du président Alexandre Loukachenko, qui dirige la Biélorussie d’une main de fer depuis plus d’un quart de siècle.

Ces derniers mois, le jeune dissident avait quitté Nexta pour une autre chaîne d’information. Il vivait en exil et ne représentait plus une menace réelle pour Loukachenko, qui a réussi à faire taire les voix d’opposition en les réprimant brutalement, signale Hanna Baraban, analyste biélorusse émigrée en Espagne.

« Avant l’élection, Loukachenko hésitait entre l’Est et l’Ouest, il demandait de l’argent à l’Europe et à la Russie, puis il a changé de stratégie, il a compris que ses relations avec l’Union européenne étaient irréparables », observe Hanna Baraban, jointe en Espagne mardi.

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Alexandre Loukachenko, président de la Biélorussie

En détournant l’avion de Roman Protassevitch, « [Loukachenko] s’est livré à une grande démonstration de force, pour montrer qu’il contrôle le pays ». Et qu’il se tourne définitivement vers Moscou.

D’ailleurs, Roman Protassevitch n’est pas la seule victime de cette radicalisation du régime biélorusse. On estime que les prisons du pays détiennent plus de 400 prisonniers politiques. Au moins 30 000 autres ont été arrêtés et relâchés au fil des mois.

Sept opposants, dont le chef d’un parti de l’opposition, Pavel Severinets, ont été condamnés mardi à des peines de quatre à sept ans de prison. Quelques jours plus tôt, on apprenait qu’un autre opposant, Vitold Achourok, coordonnateur du mouvement civique « Pour la liberté », venait de mourir en prison, officiellement d’un arrêt cardiaque.

Ce resserrement de la répression, incluant l’arrestation de Roman Protassevitch, montre que « Loukachenko se fiche des conséquences » internationales, note Vadim Vileita. Et qu’il est prêt « à sacrifier ce qui lui reste d’indépendance pour s’aligner sur Moscou ».

Cela même si le prix à payer est d’accroître encore l’isolement de la Biélorussie. Et de la transformer, selon les mots de plusieurs opposants, en une « Corée du Nord » en plein cœur de l’Europe.