(Anëvjosë) Majestueuse et libre, la Vjosa coule de méandres en lacets jusqu’à l’Adriatique. Mais les écologistes albanais comme les habitants redoutent les barrages et réclament une protection unique pour ce qui est réputé être « l’un des derniers fleuves sauvages d’Europe ».

Les autorités albanaises ont promis de ne pas toucher au cours d’eau indompté par les infrastructures, prisé pour sa biodiversité inestimable, qui prend sa source en Grèce avant de parcourir l’Albanie d’est en ouest sur 200 kilomètres.

Les amoureux du fleuve, qui comporte des gorges étroites, mais dont le lit peut faire jusqu’à deux kilomètres de large, n’y croient cependant pas.

Ils jugent que le statut « d’aire protégée » promu par le gouvernement ne suffira pas à préserver la Vjosa des barrages et centrales hydroélectriques qui abondent en Albanie comme dans le reste des Balkans. Des vedettes comme Leonardo DiCaprio soutiennent leur combat.  

Les habitants de la région méridionale de Kalivac vivent depuis des années sous la menace d’un projet qui noierait leurs terres et dont ils ne veulent à aucun prix.

« La Vjosa est vitale pour nous, pour nos terres, pour notre nourriture », dit Idajet Zotaj, 60 ans. « Des barrages détruiraient toute la biodiversité et la pêche pour des milliers de personnes ».

Arjan Zeqaj, 40 ans, a longtemps travaillé en Grèce avant de revenir investir avec son frère chez lui, au bord du fleuve. « La Vjosa est mon plus grand amour, car ma vie est ici, mon enfance est ici, ma jeunesse est ici ».

Son restaurant offre des vues spectaculaires sur les méandres vert d’eau qui divaguent dans un vaste lit de galets et d’îlots, au milieu des montagnes.  

Damoclès

Si le barrage était édifié, l’eau viendrait jusqu’à sa terrasse. « Je serais obligé de repartir à l’étranger », ajoute-t-il.

Les écologistes ont obtenu une victoire à l’automne lorsque le ministère de l’Environnement a refusé sous la pression de donner son feu vert à Ayen-Alb, la co-entreprise turco-albanaise choisie pour construire le barrage de 50 mètres de haut.  

Mais celle-ci a attaqué en justice et la décision pendante est « une épée de Damoclès » redoutée par tous.  

« Nous sommes nés ici, nous avons grandi ici, nous ne voulons pas que la Vjosa soit touchée », lance à Mezin Zaim Zotaj, 86 ans, entouré de ses trois brebis qui paissent au bord de l’eau dans le village d’Anëvjosë. « On va aller où, on va vivre où ? ».

Avec l’association EcoAlbania et des ONG internationales comme RiverWatch et EuroNatur, les habitants exigent que la Vjosa et ses affluents – menacés selon eux par plus d’une quarantaine de projets hydroélectriques au total – deviennent un « parc national ».  

Ce statut répondant aux critères de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), « interdirait à long terme tout développement, barrages, aéroports et autres grands projets nuisibles à l’environnement », déclare Besjana Guri, d’EcoAlbania.

La Vjosa est encore largement inexplorée, mais les experts y ont recensé quelque 1200 espèces, dont une quarantaine figurent sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN comme l’anguille européenne, la loutre ou le vautour égyptien.

« Un parc national, c’est un peu trop », rétorque le premier ministre Edi Rama, déclarant que cette catégorisation contraignante à ses yeux porterait atteinte « à l’activité de dizaines de milliers de personnes ».  

Faux, répondent les ONG selon qui l’agriculture traditionnelle et durable s’en trouverait favorisée et qu’une telle étiquette développerait l’écotourisme.

Kayak et rafting

Les visiteurs viennent en petits groupes pour faire du kayak ou du rafting dans une nature intacte, explique Albiona Muçoimaj, spécialiste du tourisme.  

Avec « l’industrialisation et les barrages, les touristes étrangers perdraient tout intérêt pour la Vjosa et plus généralement, pour les régions sauvages d’Albanie ».

Pour les écologistes, « l’aire protégée » prônée par le gouvernement ne protègera rien du tout.

Ils en veulent pour preuve un projet d’aéroport dans le delta même de la Vjosa, une zone de lagunes et de marais pourtant « protégée » où vivent plus de 200 espèces d’oiseaux. Le gouvernement justifie l’infrastructure, confiée à un consortium turco-suisse, par le besoin de développer les revenus touristiques du pays pauvre où le salaire moyen avoisine les 420 euros.

L’Albanie s’est engagée à développer le solaire et l’éolien, mais dépend entièrement pour l’heure de l’énergie hydroélectrique.

Dans le monde entier, des débats opposent ceux qui veulent protéger la planète pour les générations futures et ceux qui expliquent qu’il faut bien nourrir les gens par le développement économique.  

Mais alors que les habitats d’eau douce se dégradent partout, la Vjosa représente une chance unique en Europe de protéger ces écosystèmes, déclare à l’AFP Ulrich Eichelmann, de RiverWatch. Un parc national, « couronne de la protection », serait seul susceptible d’attirer des financements internationaux, poursuit-il.  

À Anëvjosë, Mezin Zaim Zotaj se languit. Sur ses sept enfants, quatre vivent à l’étranger, trois à la ville. « Ils me manquent. Si la Vjosa devient un parc national, ils rentreront tous pour construire leur avenir chez eux, ici ».