En Pologne, où l’avortement est désormais interdit par la loi dans la majorité des cas, celles qui veulent mettre fin à une grossesse non désirée peuvent compter sur la solidarité d’un réseau de collectifs et d’ONG.

C’était le 4 mars dernier. Un examen sanguin confirme ce que Klaudia Kuzdub redoute : une grossesse non désirée.

Pas question de devenir mère maintenant pour cette Polonaise de 26 ans, employée dans l’informatique. « J’ai tout de suite commencé à chercher une solution », confie celle qui habite Cracovie, deuxième ville en importance du pays.

C’est qu’en Pologne, depuis le 27 janvier, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est de facto illégale. Bravant la pandémie, des centaines de milliers de Polonaises et de Polonais avaient alors manifesté leur opposition au durcissement de la loi, à renfort de slogans pro-choix et antigouvernementaux.

PHOTO ALEKSANDRA SZMIGIEL, REUTERS

Des manifestants protestent contre les restrictions du droit à l'avortement à Varsovie, en Pologne, le 29 janvier dernier.

Mais même le plus grand mouvement de contestation en Pologne depuis la chute du communisme n’aura pas suffi à faire reculer le gouvernement du parti Droit et Justice (PiS). Proche de la très influente Église catholique polonaise, ce parti national-conservateur, critiqué par Bruxelles pour ses atteintes à l’État de droit, a notamment fait main basse sur le Tribunal constitutionnel quelques mois après son arrivée au pouvoir, en 2015. Or, c’est cette même instance judiciaire qui, le 22 octobre 2020, a jugé l’avortement en cas de malformation grave du fœtus contraire à la loi fondamentale. Un motif qui représentait la presque totalité des avortements légaux depuis 1993.

Depuis l’entrée en vigueur du jugement, les Polonaises ne peuvent procéder à une IVG qu’en cas de viol ou de danger pour leur santé. Celles qui portent un fœtus malformé doivent rejoindre les quelque 100 000 femmes qui se font avorter de façon « clandestine » en Pologne ou à l’étranger.

Indignation

Premier réflexe de Klaudia, alors enceinte de quatre semaines : appeler le numéro d’urgence du collectif polonais Kobiety w Sieci (les Femmes du Net) dont les neuf chiffres s’affichaient un peu partout lors des récentes mobilisations du mouvement citoyen « Grève des femmes ».

« Au bout du fil, on m’a rassurée en me disant que l’association Women Help Women pourrait m’envoyer des pilules abortives à la maison : je me contenterais de leur faire un don et je ne violerais aucune loi. »

Women Help Women, une ONG de droit canadien et néerlandais, fait partie, avec Kobiety w Sieci et quatre autres organisations, de l’initiative Aborcja Bez Granic (Avortement sans frontières). Lancée à la fin de 2019, cette initiative facilite l’accès à l’IVG des Polonaises, qu’il soit médicamenteux ou chirurgical.

En Pologne, il n’y a aucun risque de poursuite envers une personne qui avorte par ses propres moyens, c’est le cas lorsque vous vous administrez des pilules à domicile.

Kinga Jelinska, fondatrice de Women Help Women

« Cela peut arriver que des personnes soient interrogées, harcelées, y compris par un membre du corps médical, mais cela a plus à voir avec la stigmatisation qu’avec la loi. Avec l’association Abortion Dream Team, nous avons un avocat chargé d’une ligne consacrée aux abus de la sorte », ajoute-t-elle.

PHOTO WOJTEK RADWANSKI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Une foule dense manifeste contre les règles édictées par le tribunal constitutionnel de Pologne qui bannit à peu près toute forme d'avortement, le 22 octobre 2020, à Varsovie.

Rien qu’en mars, la ligne d’urgence jointe par Klaudia avait reçu 657 coups de fil de femmes souhaitant avorter. Parmi elles, 74 ont pu se rendre dans une clinique aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, malgré la pandémie. Abortion Support Network – autre organisation partenaire de l’initiative – prend en charge si nécessaire ces opérations, coûteuses pour un salaire polonais moyen de 750 $ par mois.

Ce numéro, Klaudia le connaît désormais par cœur. Après avoir avalé à 24 heures d’intervalle les deux médicaments – approuvés par l’OMS – et livrés par la poste, elle décide de consulter en raison d’un saignement abondant.

« Je savais qu’au fond de moi, je n’étais plus enceinte, mais je voulais juste vérifier que tout allait bien. » Elle se rend donc dans un hôpital de Kielce, sa ville natale. « Face à une gynécologue particulièrement antipathique, j’ai eu un pressentiment : je me suis mise à enregistrer la conversation. »

Lorsque Klaudia lui indique qu’elle a avorté seule par voie médicamenteuse, chez elle, la médecin n’a qu’une obsession : savoir d’où viennent ces fameuses pilules. La gynécologue va même jusqu’à menacer sa patiente de la livrer au procureur.

« Même si je n’avais rien fait d’illégal, je me suis mise à avoir peur. J’ai envoyé un texto à mon père, qui pensait que je lui faisais une blague, et j’ai appelé mon avocat. » Après une échographie, la gynécologue refuse de confirmer à sa patiente si, oui ou non, elle est encore enceinte.

C’en est trop pour Klaudia. Sous le choc, elle quitte l’hôpital et fait partager son indignation au grand public.

« Il faut dire que je suis résiliente, mais une jeune fille plus fragile aurait pu se suicider après un tel acharnement. Avorter, c’est un choix, l’IVG devrait être légale en toute circonstance », argumente celle qui ne regrette pas une seule seconde sa décision. Et ce, même si, le vendredi 16 avril, la police lui a appris par téléphone l’ouverture d’une enquête la concernant.

« Va te faire exorciser ! »

Selon un coup de sonde de l’institut de sondage polonais IBRiS mené au début du mois de février, presque 43 % des personnes interrogées souhaitent une légalisation de l’avortement jusqu’à la 12e semaine de grossesse. Seuls 10 % se prononcent pour une interdiction pure et dure.

Pour Edit Zgut, chercheuse à l’Académie des sciences polonaise, un durcissement du droit à l’avortement encore plus poussé semble exclu. Pour autant, un assouplissement par rapport à l’avortement impliquerait forcément un changement de gouvernement.

La popularité du parti majoritaire au pouvoir a chuté. En cause : les manifestations sur l’avortement à l’ampleur sans précédent depuis la chute du communisme, mais aussi une lutte de pouvoir en interne au sein de la coalition gouvernementale. Cela dit, un changement de la loi sur l’avortement ne semble envisageable qu’avec une nouvelle administration plus libérale.

Edit Zgut, chercheuse à l’Académie des sciences polonaise

Il faudra donc attendre 2023 au plus tard pour de futures élections législatives. À moins que la coalition au pouvoir n’explose d’ici là.

De son côté, Klaudia a pu compter sur le soutien de ses amis et de sa famille dans sa démarche. Sauf celui de sa grand-mère. La preuve, s’il en est, du fossé qui sépare les générations en Pologne.

« Celle qui m’a toujours soutenue s’est mise à me traiter de criminelle, m’intimant d’aller voir un exorciste. Je ne lui en veux pas, c’est ce qu’elle entend depuis des années à la messe tous les dimanches. »

Car si l’avortement est encore un sujet épineux chez de nombreux Polonais, notamment les plus catholiques, pour les plus jeunes, le tabou est tombé, estime Klaudia, qui se réjouit de l’élan de mobilisation des derniers mois.