La France est le pays d’Europe le plus souvent visé par les attaques terroristes islamistes depuis 15 ans. Pourquoi ? La question est soulevée par notre correspondant à Paris, alors qu’on y construit une salle d’audience monstre pour accueillir le procès des attentats du 13 novembre 2015 qui avaient fait 130 morts.

Pourquoi la France est-elle la cible des djihadistes ?

PHOTO BANARAS KHAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Quetta, au Pakistan, le 28 octobre dernier. Des manifestants piétinent un portrait d’Emmanuel Macron pour dénoncer la promesse du président français de ne pas « renoncer aux caricatures » faite lors d’un hommage national au professeur Samuel Paty, assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves dans un cours sur la liberté d’expression.

Les attentats du 13 novembre 2015 ne sont que la pointe de l’iceberg. Depuis 2004, une trentaine d’autres attaques ont eu lieu en France, ce qui en fait le pays d’Europe le plus touché par le terrorisme islamiste. Pourquoi cet acharnement ? Trois experts répondent.

L’engagement militaire de la France

La France est encore une puissance militaire importante en Europe. Son armée reste présente sur une multitude de terrains de guerre, notamment dans des pays où l’islamisme est implanté.

Elle est intervenue en Libye avec l’OTAN en 2011, précipitant la chute de Kadhafi.

Elle a bombardé le groupe État islamique en Syrie en 2015.

Elle est toujours active au Mali et dans le nord du Cameroun où elle a prêté main-forte aux forces camerounaises contre Boko Haram.

Sans oublier son lourd passé colonial, et plus particulièrement la guerre d’Algérie, « qui est encore sujette à disputes », résume le politologue Dominique Reynié, professeur à Sciences Po Paris.

Cet interventionnisme chronique nourrit le ressentiment des fondamentalistes. « La France combat les islamistes, qui lui rendent un peu la monnaie de sa pièce, explique Xavier Crettiez, professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. C’est en tout cas un discours qui est tenu par plusieurs islamistes incarcérés en France. »

Le 13 novembre 2015, les terroristes du Bataclan avaient d’ailleurs justifié leur massacre en évoquant les frappes françaises en Syrie, commandées par François Hollande.

La France est un « bassin de recrutement »

On compte près de 5 millions de musulmans en France, dont une majorité issue de l’immigration marocaine, tunisienne et algérienne.

Cette population constitue un important bassin de recrutement pour les djihadistes. D’autant qu’elle est souvent la plus ségréguée du point de vue économique et social.

Le discours djihadiste peut trouver un écho chez certains qui ont une vie malheureuse. Pour ceux qui ne réussissent pas, devenir tout d’un coup le soldat d’Allah, ce n’est quand même pas rien quand on n’est pas grand-chose dans la vie commune.

Xavier Crettiez, professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le chercheur dit avoir rencontré une centaine de djihadistes incarcérés en France. Du lot, 75 % étaient de nationalité française, 12 %, franco-étrangers, et 11 %, étrangers. « On peut en conclure que le danger vient de l’intérieur. »

Mais la démographie n’explique pas tout.

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhavar fait remarquer qu’il y a « au moins autant » de musulmans en Allemagne, où les attentats sont moins nombreux.

Qu’en conclure ?

Selon lui, il faut plutôt chercher du côté de la « culture laïciste frontale » qui est unique à la France.

Le « dogme » de la laïcité

La France est la patrie du républicanisme et de la laïcité. Sa conception du politique et de la vie en commun place la religion à distance, ce qui peut entraîner un certain manque d’ouverture par rapport aux minorités et particulièrement envers les musulmans les plus convaincus.

Le pays constitue en ce sens « une cible idéologique » pour les islamistes, explique Xavier Crettiez. « Pour des gens pour qui la sphère individuelle n’a de sens que dans le rapport à Dieu, il est clair que la France est le pays à rejeter par excellence. »

Farhad Khosrokhavar préfère nuancer. Pour lui, le problème n’est pas tant la laïcité en soi que le fait qu’elle soit devenue si « frontale », au point de devenir un dogme à son tour.

Je ne dis pas que la laïcité est la cause des attaques terroristes, mais qu’elle est un facteur aggravant, dans sa version de plus en plus “sacrée’’.

Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

« Elle agresse littéralement nombre de musulmans, même les plus sécularisés, au nom des restrictions multiples au voile, à la pratique religieuse et à d’autres formes de contraintes qui sont vécues par beaucoup d’entre eux comme une forme néocoloniale d’humiliation », explique le sociologue.

C’est encore plus mal reçu lorsque ce « dogme » se manifeste par l’humour et la moquerie. Les caricatures publiées par le magazine Charlie Hebdo, au nom de la laïcité et de la liberté de la presse, en sont la preuve. Huit collaborateurs du journal ont été assassinés en représailles le 7 janvier 2015.

De l’huile sur le feu ?

Le projet de loi sur le séparatisme, actuellement débattu à l’Assemblée nationale, pourrait-il exacerber ces tensions ?

Farhad Khosrokhavar en est convaincu, du moins à « moyen terme ». Car il braquera davantage les musulmans de France et les tenants de la laïcité à tout crin. Mais pour Dominique Reynié, tout dépendra plutôt des « manipulations politiques » et de la façon dont le dossier sera exploité par les « leaders d’organisations ».

Le projet de loi sur le séparatisme, rebaptisé « projet de loi confortant les principes républicains » en raison de ses connotations péjoratives, vise à mettre fin à l’influence de l’islamisme radical en France, accusé de rejeter les valeurs de la République.

Il concerne la neutralité dans le service public, la transparence financière des associations, la fin du recours aux imams étrangers et l’encadrement de l’instruction à domicile.

Un risque permanent

Projet de loi ou pas, les risques d’attentats demeurent élevés en France, et pour encore un moment.

Certes, la menace semble avoir diminué depuis la chute du groupe État islamique en Syrie. Mais pour Farhad Khosrokhavar, le danger demeurera bien réel tant que la France ne reviendra pas à une laïcité plus « modérée ».

Plus on exacerbera le laïcisme, plus on renforcera le camp des fondamentalistes et des djihadistes.

Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

Plus facile à dire qu’à faire, ajoute Dominique Reynié. Car selon lui, le compromis sur la laïcité n’est pas une option. Simple calcul politique.

« Si le gouvernement ne fait pas d’effort en ce sens, l’opinion publique va finir par voter Le Pen à la présidentielle », dit-il.

Alors, on fait quoi ? M. Reynié hausse les épaules.

« Je ne vois pas de solution à court terme. »

Le terrorisme islamiste en Europe

IMAGE JORDI MIR, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, Chérif et Saïd Kouachi, quittent les lieux de l’attaque qui a coûté la vie à 12 personnes, à Paris, le 7 janvier 2015.

Nombre d’attentats par pays depuis l’an 2000

France : 28 (265 morts)

Royaume-Uni : 9 (93 morts)

Allemagne : 8 (14 morts)

Belgique : 7 (40 morts)

Espagne : 2 (209 morts)

Autriche : 1 (4 morts)

Russie : 1 (15 morts)

Le nombre de victimes exclut les auteurs des attentats morts durant les attaques.

IL est à noter que le nombre d’attentats islamistes en Europe est bien en deçà du nombre d’attentats islamistes dans plusieurs pays musulmans, où les groupes djihadistes sont plus présents. En Irak, en Afghanistan et au Pakistan, les attentats islamistes ont respectivement fait 66 000, 32 000 et 22 000 morts depuis 2001.

Source : Wikipédia, Global Terrorism Index (2020)

Attentats du 13 novembre 2015 : procès hors normes, salle hors normes

  • Vue de la salle depuis la table de justice

    IMAGE FOURNIE PAR LE PALAIS DE JUSTICE DE L’ÎLE DE LA CITÉ

    Vue de la salle depuis la table de justice

  • Vue de la salle depuis les derniers bancs

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    Vue de la salle depuis les derniers bancs

  • Vue du box sécurisé

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    Vue du box sécurisé

  • Vue du prétoire de la salle d’audience Grand procès

    IMAGE FOURNIE PAR LE PALAIS DE JUSTICE DE L’ÎLE DE LA CITÉ

    Vue du prétoire de la salle d’audience Grand procès

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Vingt accusés, 300 avocats, près de 2000 parties civiles, un million de pages de documents… Le procès pour les attentats du 13 novembre 2015 s’annonce tellement énorme qu’on est en train de lui construire une salle d’audience sur mesure.

Petit matin tranquille à Paris.

Devant le palais de justice de l’île de la Cité, des policiers montent la garde d’un air endormi. Quelques personnes entrent et sortent, d’autres fument sur les marches du vénérable bâtiment.

À première vue, rien ne laisse croire qu’on se prépare à accueillir un évènement judiciaire historique.

Mais à l’intérieur, c’est autre chose.

Dans la salle des pas perdus, une cinquantaine d’ouvriers sont à l’œuvre pour construire une salle d’audience spéciale destinée au procès des attentats du 13-Novembre, qui ont fait 130 morts à Paris, en 2015.

Les travaux, commencés l’an dernier, doivent être terminés à temps pour le début du procès, prévu le 8 septembre.

Énorme chantier, vu l’ampleur de l’affaire.

Imaginez : le procès réunira 20 accusés, plus de 300 avocats et près de 2000 parties civiles, sans oublier la procédure elle-même, composée de 472 tomes et d’un million de pages de documents.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Le palais de justice de l’île de la Cité date du XVIIe siècle.

Mais puisqu’aucune salle préexistante n’était adaptée à l’ampleur de l’évènement, on a décidé d’en construire une à partir de zéro, dans l’enceinte même du vieux palais de justice.

Plus de 500 places sont prévues dans la salle d’audience et près de 2000 dans les 14 salles de retransmission réservées au grand public et aux centaines de journalistes attendus.

Pour des raisons évidentes, la nouvelle salle jouira aussi d’un système de sécurité renforcé et adapté, destiné à protéger l’audience.

Le tout dans un espace de 750 m2.

« C’est totalement hors normes par rapport à une salle d’audience normale, explique Marion Moraes, porte-parole du palais de justice. L’idée était d’accueillir un maximum de personnes et d’avoir une capacité de retransmission pour la presse. »

PHOTO ANTHONY DORFMANN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Les attentats du 13 novembre 2015 ont fait 130 morts et plus de 400 blessés. Une blessure profonde pour la société française.

Les attentats du 13 novembre 2015 ont profondément marqué la société française.

Malgré les enjeux d’espace, il n’était pas question que le procès se tienne ailleurs qu’au palais de justice historique, même si ce scénario fut un temps envisagé.

« On n’allait pas faire ça dans une salle de spectacles. Question de symbole et de respect pour les victimes », souligne Mme Moraes.

Y assister ou pas ?

Vingt personnes seront jugées devant la cour d’assises spéciale de Paris, dont le Franco-Belge Salah Abdeslam, seul membre encore en vie des commandos qui ont frappé les terrasses de bar, la salle de spectacles Le Bataclan et le stade de France il y a un peu plus de cinq ans.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Salah Abdeslam, en 2015

Abdeslam est détenu depuis cinq ans et placé en isolement. Depuis le début de l’enquête, il garde systématiquement le silence.

Les autres accusés sont poursuivis pour avoir collaboré de près ou de loin aux attentats, que ce soit en louant des voitures ou des logements, ou en fournissant du matériel ou de faux papiers.

On imagine déjà le cirque médiatique qui entourera ce procès hors norme. Mais pour certains survivants des attentats du 13-Novembre, hors de question de ne pas y assister, quitte à remuer des souvenirs traumatisants.

C’est le cas de David Fritz Goeppinger, qui a été pris en otage par les terroristes avec une dizaine d’autres personnes, dans une loge du Bataclan. Dans une vidéo qui a beaucoup circulé, on le voit suspendu à une fenêtre, essayant de fuir le massacre.

David attend impatiemment le procès, pour des raisons personnelles et collectives.

« Je pense que c’est une étape primordiale de ma reconstruction », dit-il. De manière plus globale, il pense que ce sera « le début de la cicatrisation d’une blessure de la société ».

Il y a bien sûr le « risque » d’être à nouveau confronté à cette nuit d’horreur. Mais il espère que cette grand-messe judiciaire permettra « de comprendre comment on a pu en arriver là », même s’il sait que plusieurs questions resteront « sans réponse ».

D’autres, comme Fred Dewilde, n’ont pas cette ambition. Le quadragénaire a passé deux heures à faire le mort dans la fosse du Bataclan et en est sorti très secoué.

Il comprend que le « procès fasse partie du processus ». Mais y participer, dit-il, « c’est une souffrance physique et psychologique dont je peux me passer ».

Je n’ai pas envie d’être confronté à ces gens-là. Je n’ai pas envie d’avoir les détails de ce que j’ai vécu. La blessure est encore trop forte.

Fred Dewilde, survivant de l’attentat du Bataclan

Huit mois de procès

Le palais de justice de l’île de la Cité date du XVIIe siècle. Compte tenu de sa valeur patrimoniale, le projet d’une nouvelle salle d’audience n’était pas sans défis pratiques et logistiques.

Pour éviter d’altérer les lieux historiques, on a choisi d’ancrer certains piliers sous le niveau de dallage, et de faire reposer le plancher, le mobilier et l’estrade à même le sol.

PHOTO NICOLAS BOREL, FOURNIE PAR LE PALAIS DE JUSTICE DE L’ÎLE DE LA CITÉ

Le coût des travaux entamés l’an dernier est estimé à 7,536 millions d’euros.

Le coût des travaux est estimé à 7,536 millions d’euros (11,5 millions CAN). Le procès doit s’étirer sur huit mois, du début de septembre 2021 à la fin de mars 2022. Bien que temporaire, la salle « sera sans doute utilisée pour d’autres procès hors normes », comme celui des attentats de Nice en 2016, explique Mme Moraes. Puis éventuellement démantelée.

Ce n’est pas la première fois qu’on construit une salle spécialement consacrée à un procès, rappelle Christian Mouhanna, sociologue du droit pénal et chercheur au CNRS.

À cause du nombre de parties impliquées et de son retentissement médiatique, le procès du nazi Klaus Barbie s’était tenu en 1987 dans une salle d’audience complètement neuve, montée pour l’occasion dans la salle des pas perdus du palais de justice de Lyon.

« Mais il ne fait aucun doute que le procès des attentats du 13-Novembre sera historique », conclut l’expert, en évoquant l’inévitable « mise en scène » de cet évènement d’envergure.

« Il y a toujours eu des attentats terroristes à Paris, mais à cette échelle-là, c’est très rarement arrivé. »