Le débat autour du couvre-feu et des sans-abri n’a pas eu lieu en France. Mais la question n’est pas réglée, estime Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, institut d’études politiques de Paris, et auteur du livre Inconfinables ?, sur les sans domicile fixe et la crise sanitaire.

(Paris ) Beaucoup de questions se sont posées récemment au Québec, en lien avec l’itinérance et le confinement. Qu’en est-il en France ? Les sans-abri sont-ils sanctionnés pour non-respect des restrictions ?

Pendant la première période de confinement, au tout début, ils ont pu l’être. Il n’y a pas eu de gigantesque scandale parce qu’il y avait autre chose dans l’actualité, mais ces mesures ont été dénoncées. Dès le mois d’avril, le gouvernement et le juge administratif ont considéré qu’on ne devait pas donner des amendes à des gens qui ne pouvaient pas rester chez eux, car ils n’ont pas de chez eux. La question ne s’est plus posée depuis, ni pendant le second confinement ni pour le couvre-feu.

PHOTO FOURNIE PAR JULIEN DAMON

Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, institut d’études politiques de Paris, et auteur du livre Inconfinables ?

Quels arguments pour expliquer cette décision ?

Avec deux lignes d’arguments. Le bon sens et l’immunité. Le bon sens parce que ça ne sert à rien de mettre des amendes à des gens qui ne les paieront pas. L’immunité parce qu’on n’inflige pas aux gens dans la rue des amendes qui risquent de les déstabiliser.

Concrètement, qu’a fait le gouvernement dans le dossier de l’itinérance durant la pandémie ?

Un gigantesque effort a été fait pour toutes les personnes sans domicile. Au début de l’année 2020, vous aviez 150 000 places d’hébergement ; à la fin de l’année 2020, vous en aviez 200 000, voire 300 000 si vous ajoutez les places pour les demandeurs d’asile. De nouvelles places ont été créées dans les hôtels. Même si c’est imparfait, c’est mieux que de se retrouver dans un gymnase où la promiscuité peut être dangereuse en termes de contagion. Enfin, le budget public dépensé pour ça est passé de 3 à 4 milliards d’euros [4,5 à 6 milliards de dollars canadiens]. Est-ce que c’est suffisant ? Parfaitement adapté ? On peut en discuter.

Que voulez-vous dire ?

Il y a toujours des difficultés à Paris pour trouver des places d’hébergement. Et vous avez encore des personnes dans la rue. La situation a été plutôt bien gérée, mais ça n’a pas réglé le problème des sans-abri. Chaque soir, plusieurs milliers de personnes dorment encore dans les rues des grandes villes françaises. Certains parce qu’il est difficile de savoir chaque soir quelles sont les places disponibles, d’autres parce qu’ils refusent la prise en charge.

A-t-il été question d’obliger les sans-abri à se rendre dans les centres d’hébergement ?

Il y a un débat important sur ce thème, mais il n’y a pas eu d’obligation. Ça aurait pu se décider. Quand vous avez une période des fortes restrictions de liberté pour tout le monde, il est tout à fait cohérent de se poser la question pour les sans-abri. Mais dans le contexte français, ce qui a bien été décidé, c’est d’abord de ne pas verbaliser, ensuite de développer de façon très consistante le secteur de l’hébergement.

Quelles sont alors les « justes contraintes » adoptées pour les personnes qui décident de rester dans la rue ?

Sujet majeur. Pendant la période particulière de la COVID-19, quand les restrictions des libertés pèsent sur tout le monde, si le nombre de places est suffisant pour les hébergements, si ces hébergements sont de qualité, il ne faut pas laisser ces gens s’abîmer dehors. Je pense que tout doit être fait afin de les inciter plus fortement à aller dans les centres d’hébergement. C’est une question de dignité humaine.

D’où l’idée de votre livre que personne ne devrait être considéré comme « inconfinable » ?

C’est ça, le sujet. Je trouve que le caractère frappant de la période, que ce soit Paris ou Montréal, c’est de voir cette absurdité de ne voir personne dans les rues, sauf les sans-abri.

Selon vous, est-ce que la crise de la COVID-19 va changer la façon dont nos sociétés gèrent la question de l’itinérance ?

Pour les sans-abri en France, cette période montre deux choses. Qu’en augmentant l’offre, il apparaît possible de répondre aux besoins, mais que la prise en charge n’est pas adaptée pour tous et que certains restent à la rue malgré tout. Ceci exige à mon avis des révisions importantes de manière à être plus efficace. Dans le contexte français, je pense que les villes devraient être responsabilisées et dotées des moyens nécessaires. Ce n’est plus, à mon sens, à l’État central de commander l’essentiel de cette politique.