Un père. Un frère. Un oncle. Depuis une semaine, des dizaines de milliers d’internautes ont témoigné d’agressions commises par un membre de la famille, accompagnées du mot-clic #metooinceste. Le mouvement a pris naissance en France, où il remet au premier plan le débat sur la législation des crimes sexuels contre les enfants.

« J’avais 5 ans. En une soirée, ce frère de ma mère a bouleversé ma candeur et assombri le cours du reste de ma vie. En une seconde, j’avais 100 ans. #metooinceste », peut-on lire dans le premier tweet de la campagne lancée par le collectif féministe #NousToutes le 16 janvier.

La prise de parole publique portant spécifiquement sur l’inceste, trois ans après le mouvement plus large dénonçant les agressions avec #metoo ou #moiaussi, a été lancée à la suite de la parution de La familia grande. Dans ce livre, Camille Kouchner accuse le politologue Olivier Duhamel, mari de sa mère, d’avoir agressé son frère d’âge mineur.

Depuis, les témoignages sur les réseaux sociaux ont continué de déferler, de femmes et d’hommes de tous âges et milieux, accusant la plupart du temps un proche masculin.

« Ç’a été un moment incroyable, à la fois galvanisant, historique, mais aussi terriblement douloureux », a dit à La Presse la psychiatre Muriel Salmona, qui dénonce l’impunité des pédophiles.

Âge de consentement

La question de l’âge de consentement est au cœur des débats. Jeudi, le Sénat français a adopté à l’unanimité, en première lecture, une proposition de loi pour établir l’âge de consentement à 13 ans, de sorte qu’un enfant plus jeune serait automatiquement considéré comme une victime non consentante – ce qui n’est pas le cas actuellement, puisqu’il n’y a pas d’âge établi par la loi.

Il reste illégal pour un adulte d’avoir des relations sexuelles avec un enfant de moins de 15 ans en France, mais ce ne sera pas considéré automatiquement comme une agression sexuelle, comme c’est le cas au Canada pour les moins de 16 ans. Ce sera plutôt une atteinte sexuelle sur mineur, une faute moins grave.

« La France a toujours du mal à rentrer dans le foyer lorsqu’il s’agit de sexualité », explique l’historienne Fabienne Giuliani à l’École des hautes études en sciences sociales et au projet DERVI (Dire, entendre, restituer les violences incestueuses), jointe en France.

Délai de prescription

Des regroupements réclament aussi la fin du délai de prescription, qui limite à 30 ans après avoir atteint la majorité la période pour dénoncer des agressions subies enfant. Le délai a été revu en 2018, passant de 20 ans à 30 ans, la période de prescription la plus longue dans le système pénal français, où seuls les crimes contre l’humanité bénéficient d’une imprescriptibilité.

La difficulté de faire la preuve longtemps après les faits est souvent mise de l’avant pour expliquer cette fenêtre de temps limitée.

Nicolas Sallée, professeur agrégé au département de sociologie de l’Université de Montréal, estime que le Canada a plutôt fait tomber cet argument. « Nous, ce qu’on a observé au Canada et qu’on a trouvé très intéressant à la lecture des dossiers, c’est la construction depuis le début des années 1990 de toute une jurisprudence qui permet aux juges de se prononcer sur des crimes du passé lointain et, dans une majorité des cas, de déclarer coupables des auteurs y compris 30, 40 ou 50 ans après les faits », dit-il, citant des recherches effectuées avec son collègue Jean Bérard.

Silence

Des victimes d’inceste décident de s’ouvrir bien des décennies après les agressions. Si certaines obtiennent justice à un âge avancé, pour M. Sallée, l’absence de délai ne règle toutefois pas un problème majeur, présent au Canada comme en France : les condamnations tardives ne mettent pas fin aux agressions au moment où elles surviennent.

Ce qui protège les auteurs, ce n’est pas seulement la prescription, c’est l’imposition du silence dans les familles. Il ne faut pas le négliger, ce n’est pas qu’une question de droit, mais de rapport de pouvoir.

Nicolas Sallée, professeur agrégé au département de sociologie de l’Université de Montréal

Parce que les enfants parlent de ce qui leur arrive, dit Mme Giuliani, que ce soit à un parent, un membre de la fratrie, un ami. « C’est plutôt le fait qu’ils ne soient pas écoutés, [le problème], précise-t-elle. Ça manque de relais. »

Selon l’historienne, une remise en question de la fiabilité des enfants au fil des ans a fait qu’ils sont « mal considérés » en France. Une différence avec le Canada, avance-t-elle.

Programme québécois

L’association Alexis Danan de Bretagne s’est d’ailleurs basée sur un programme québécois pour aider les enfants victimes d’agressions sexuelles à naviguer dans le système judiciaire, en l’adaptant à la réalité française il y a trois ans.

Le programme d’intervention à l’intention des témoins mineurs a été mis sur pied en 2011 par le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) de l’Outaouais.

« C’est pour soutenir des enfants victimes et témoins qui doivent témoigner devant la Cour pour faire en sorte que le tribunal va entendre ce qu’ils ont à dire », résume la directrice générale du CAVAC de l’Outaouais, Kathleen Dufour.

Même si le Québec est vu en France comme un précurseur en la matière, elle note qu’il reste tout de même du travail à faire, mais que le programme permet d’offrir une expérience plus positive aux victimes.

L’association Alexis Danan a formé des intervenants à Rennes pour accompagner les enfants. Une meilleure formation des magistrats et des policiers sur l’inceste est d’ailleurs au nombre des solutions avancées par Mme Giuliani pour venir en aide aux victimes. « Il faut donner aux enfants les armes pour qu’ils puissent parler et pour que leur parole soit reçue », ajoute-t-elle, soulignant l’importance de mettre sur pied un programme d’éducation sexuelle.

La Dre Salmona espère que la prise de parole publique de #metooinceste apportera un véritable changement. « Il n’est plus le temps de faire des commissions, il faut reconnaître la faillite de l’État et mettre les moyens en marche. Et les moyens, on les connaît », dit-elle.

Un dessin controversé

Le dessinateur de presse Xavier Gorce a annoncé mercredi qu’il ne travaillerait plus pour Le Monde, après que le quotidien eut qualifié d’« erreur » la publication d’un de ses dessins sur le sujet de l’inceste, qui avait choqué de nombreux internautes. « J’annonce que je décide immédiatement de cesser de travailler pour Le Monde. Décision personnelle, unilatérale et définitive. La liberté ne se négocie pas. Mes dessins continueront. D’autres annonces à suivre », a fait savoir sur Twitter le dessinateur des « Indégivrables », qui travaillait de longue date avec le journal. La direction du Monde s’était excusée mardi pour un de ses dessins diffusé dans une infolettre, qui avait suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux, reconnaissant qu’il avait pu choquer et assurant qu’il n’aurait « pas dû être publié ». Ce dessin montrait un jeune « pingouin » demandant à un congénère : « Si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? »

— Agence France-Presse