(Zolotkovo) Dans une maisonnette en bois croulante, Elizaveta Mikhaïlova attend justice depuis trente ans. Fille d’un prisonnier du Goulag, dont le sort a plongé sa famille dans le chaos, elle attend qu’une loi en examen au Parlement lui permette enfin de rentrer à Moscou.

Elle ne sait pas si elle obtiendra de son vivant les réparations qui lui sont dues par la loi du 18 octobre 1991, prévoyant des compensations pour les ex-prisonniers du Goulag et leurs enfants, dont un logement social dans la ville dont leurs parents ont été expulsés.

« Je continue de me battre car mes parents le voulaient. J’ai promis que je ferais tout mon possible », affirme cette frêle dame de 72 ans, dentiste à la retraite.

Mais elle attend toujours, vivant avec ses deux filles dans une seule pièce de 40 m2 près de Zolotkovo, un village à cinq heures de route de Moscou.

Les toilettes sont séparées par un simple rideau. Tous les jours, huit mois par an, elles coupent du bois pour le poêle réchauffant la pièce, leur maison n’étant pas reliée au réseau gazier.

Le père d’Elizaveta, Semion,  fut arrêté une première fois lors de la Grande Terreur stalinienne (1937-1938) alors qu’il occupait un poste à responsabilités dans l’industrie chimique, pour avoir participé à une organisation contre-révolutionnaire.

Après huit ans de camp en Extrême-Orient, il est rapidement condamné à une nouvelle peine de 25 ans en Sibérie, écourtée par la mort de Staline en 1953.

Sa famille, ballottée par l’interdiction faite aux anciens prisonniers de résider à moins de 100 kilomètres de la plupart des villes, a d’abord atterri dans l’actuelle Moldavie avant de rentrer en Russie.

« Un drame »

« C’est un drame pour la famille. Nous ne le disons pas à voix haute, tellement nous avons souffert », murmure Elizaveta Mikhaïlova, dont une partie du visage est affaissée, conséquence de la famine subie lorsqu’elle était enfant. Même après la réhabilitation de son père, la famille a subi de nombreuses discriminations, raconte-t-elle.  

Après une longue errance, elle a atterri il y a quatre ans avec une valise pleine de documents, dans le bureau de Grigori Vaïpan, à l’époque fraîchement diplômé de l’université d’État de Moscou et de Harvard.

« Tout de suite, nous avons compris que nous ne pouvions pas abandonner cette femme », raconte cet avocat de 30 ans, spécialisé dans la défense des droits humains.

Avec Alissa Meissner et Evguénia Chacheva, également filles de victimes des répressions staliniennes qui, elles, vivent toujours à proximité d’anciens camps dans des zones reculées, ils ont remporté un important succès fin 2019.

La Cour constitutionnelle a reconnu que la loi en vigueur n’était en réalité pas appliquée, en raison de conditions changeantes et quasi-impossibles à remplir, et a ordonné au législateur d’y remédier immédiatement.

Un projet de loi est depuis passé en première lecture à la Douma, la chambre basse du Parlement russe, mais il n’est toujours pas satisfaisant.

Il rend impossible un « retour à la maison » de ces femmes de leur vivant, puisqu’elles doivent s’inscrire sur les listes d’attente pour un logement social. A Moscou, l’on attend en moyenne près de… 30 ans.

Un espoir ?

La deuxième lecture, à partir du 18 janvier, donnent l’espoir de voir les amendements nécessaires introduits afin que la situation se débloque.  

Il n’est pas question de récupérer les appartements d’origine, détruits ou occupés par d’autres, mais elles doivent pouvoir revenir en ville, explique Grigori Vaïpan dans les rues de Moscou, pointant du doigt les anciens immeubles de ses plaignantes.

Entre ces quartiers de l’hypercentre, où les prix atteignent plusieurs milliers d’euros par mètre carré, et les zones reléguées où ont atterri ses clientes, le contraste est saisissant.

Les enfants des prisonniers du Goulag « ont vécu toute leur vie en exil », affirme-t-il.  

Le bilan sanglant de la terreur stalinienne est une épine dans le pied du pouvoir actuel, qui préfère mettre en avant des épisodes glorieux, tels la victoire contre l’Allemagne nazie.

Les « enfants du Goulag », nés dans les camps ou après la libération de leurs parents « ont déjà entre 70 ans et 80 ans, aujourd’hui leur nombre est estimé à environ 1500 personnes », indique Roman Romanov, 38 ans, directeur du musée du Goulag à Moscou.

« Leur destin a été brisé à l’époque, cette cassure n’a jamais été réparée et ils subissent encore les conséquences de la répression », ajoute-t-il.  

Récemment, l’ONU a  exprimé son inquiétude et une lettre ouverte aux autorités publiée mercredi par le quotidien Kommersant a recueilli plus de cent signatures de figures d’autorité, tandis qu’une pétition publique lancée par M. Vaïpan a recueilli plus de 80 000 signatures.

« Ces personnes sont là, elles existent », affirme lui M. Vaïpan, qui met la lenteur des compensations aux victimes de la terreur stalinienne sur le compte d’une « inertie historique » : « Elles ont le droit de revenir, la loi doit être appliquée ».