(Moscou) Le journaliste russe Dmitri Mouratov, colauréat du prix Nobel de la paix, a mené à travers bien des tempêtes l’emblématique journal d’investigation Novaïa Gazeta, dont l’engagement a coûté la vie à plusieurs de ses collaborateurs.

Deux mois après l’annonce, M. Mouratov, 60 ans, a reçu vendredi son Nobel lors d’une cérémonie à Oslo, en compagnie de sa colauréate Maria Ressa, journaliste philippine. Il a demandé à l’assistance d’observer une minute de silence en hommage aux reporters tués.

« Levons-nous et honorons […] nos collègues reporters […] qui ont donné leur vie pour cette profession, et apportons notre soutien à ceux qui souffrent de persécution », a dit M. Mouratov. « Je veux que les journalistes meurent vieux ».

Il a dédié son prix à Novaïa Gazeta et à ses collaborateurs « qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d’expression », à l’instar de la journaliste Anna Politkovskaïa, tuée en 2006.

Le choix de récompenser ce représentant d’une presse pugnace intervient au moment où les médias indépendants, l’opposition et la société civile, sont durement réprimés en Russie, où ils sont bien souvent catalogués comme « agents de l’étranger » ou bannis pour « extrémisme ».

D’ailleurs, en guise de félicitations, le président Vladimir Poutine a prévenu M. Mouratov que son Nobel n’était pas un « bouclier » le protégeant de ce statut « d’agent de l’étranger », une classification qui complique grandement l’activité des personnes et organisations visées et placées sous surveillance.

Avec son regard clair et son visage rond mangé par une barbe grise, le journaliste russe a des allures de père tranquille. Mais sous ces dehors débonnaires, se cache un caractère d’acier.

« Nous n’irons nulle part, nous ne sommes pas des agents de l’étranger », martelait-il ainsi en mars dans un entretien avec l’AFP.  

« Nous resterons vivre et travailler en Russie », insistait-il, alors qu’opposants et journalistes s’exilent en nombre depuis l’incarcération en janvier du principal adversaire du Kremlin, Alexeï Navalny.

Modeste, M. Mouratov a d’ailleurs estimé que l’opposant méritait son Nobel de la paix.

Son ADN : l’enquête

Mais ce prix récompense l’engagement d’une vie : Dmitri Mouratov avait déjà reçu plusieurs distinctions pour son combat en faveur de la liberté d’expression, dont la Légion d’honneur française en 2010.

Le journaliste est né en 1961 à Kouïbychev, une ville de la Volga rebaptisée Samara après la chute de l’URSS.

Il découvre sa vocation en travaillant à la pige pour quelques publications locales pendant des études de philologie.

Après avoir fait ses armes au sein du quotidien populaire Komsomolskaïa Pravda, il participe, en 1993, à la fondation de Novaïa Gazeta, avec le soutien financier du dernier dirigeant soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, lui-même prix Nobel de la paix en 1990.

Sous la houlette de M. Mouratov, le journal qu’il dirige de façon quasi continue depuis 1995 s’impose en machine à scoops.

Corruption, affaires impliquant le pouvoir : la publication se penche sur tous les thèmes délicats, y compris ceux qui, avec l’arrivée à la présidence de M. Poutine en 2000, deviennent inabordables pour les autres médias, notamment la guerre en Tchétchénie.

Aujourd’hui encore, désormais tri-hebdomadaire, il continue de publier de longs articles d’investigation au ton mordant sur les mystérieux mercenaires du groupe Wagner ou la répression des homosexuels en Tchétchénie.

Lourd tribut

Cet engagement, le journal l’a payé au prix fort : six de ses journalistes ou contributeurs ont été tués depuis sa création en 1993.

Le cas le plus retentissant fut Anna Politkovskaïa, connue pour ses critiques de la guerre sanglante du Kremlin en Tchétchénie et assassinée le 7 octobre 2006 dans le hall de son immeuble. Les commanditaires de ce crime n’ont jamais été identifiés.

Ebranlé par ce meurtre, M. Mouratov a envisagé de fermer le journal, qui lui semblait « dangereux pour la vie des gens », confiait-il en mars à l’AFP.

Mais face à la détermination de sa rédaction, il décide de continuer.

L’année 2009 est particulièrement sanglante avec trois collaborateurs de la rédaction tués, dont une proche d’Anna Politkovskaïa, Natalia Estemirova, qui représentait l’ONG de défense des droits humains Mémorial en Tchétchénie.

Respecté, Novaïa Gazeta n’en reste pas moins relativement marginal en Russie et lu essentiellement par l’intelligentsia libérale. Début décembre, son tirage quotidien était d’environ 99 000 exemplaires, tandis que le site revendiquait 18,4 millions de visites en novembre.