(Paris) Un ex-président à la barre
François Hollande a comparu cette semaine dans le plus grand procès de l’histoire judiciaire en France. Une première pour un ex-président de la République. Son témoignage suivait ceux, bouleversants, de dizaines de survivants et proches de victimes entendus ces dernières semaines.
Il arrive comme une rock star, accueilli par deux rangées de caméras et de photographes. La cloche sonne. L’audience reprend. Il s’installe à la barre, deux feuilles dans la main, costume sombre, cravate bleue.
Pendant près de quatre heures mercredi, François Hollande témoigne devant une salle archicomble, peut-être la plus bondée depuis le début du procès des attentats terroristes du 13 novembre 2015, entamé il y a deux mois au palais de justice de Paris.
L’ex-président de la République, qui était en fonction à l’époque, raconte dans le détail comment il a vécu cette « nuit funeste » qui a fait 130 morts dans la capitale, et dont on souligne précisément le 6e anniversaire aujourd’hui.
Il raconte le Stade de France, où il se trouvait pour un match de foot. Il raconte la fermeture des frontières. Le décret de l’état d’urgence. Et comment il s’est rendu au Bataclan le soir même, où son regard croisera celui des survivants « hagards » qui sortaient de la salle.
Son ton est tantôt grave, tantôt solennel, voire agacé quand les avocats se font plus insistants.
Interrogé de part et d’autre, il admet son « échec » pour ne pas avoir prévenu les attaques qui ont visé les terrasses, le Stade de France et le Bataclan. Mais il esquive quand on le questionne sur les failles des services de renseignements ou les interventions des forces de l’ordre pendant le drame.
Rien, selon lui, n’indiquait que des attentats auraient lieu à cette date précise. La menace était constante, diffuse.
Nous savions que des opérations se préparaient. Mais nous ne savions pas où, quand et comment ils allaient frapper.
François Hollande, lors de son témoignage
Il assume, enfin, toutes les décisions prises ce soir-là ou dans les mois précédents, dont les frappes de l’armée française sur le groupe État islamique en Syrie.
Pour les djihadistes du 13 novembre, les attaques de Paris étaient une riposte directe à ces bombardements. L’enquête semble toutefois démontrer que ces actes barbares avaient été préparés bien avant l’intervention militaire de la France, ce que ne manque d’ailleurs pas de rappeler Hollande à la barre.
« Ce groupe terroriste nous a frappés non pas pour nos modes d’action à l’étranger, mais pour nos modes de vie ici même », tranche-t-il.
Tourner la page ?
C’est la première fois, sauf erreur, qu’un ancien président de la République témoigne devant une cour d’assises.
Mais ce précédent paraît bien banal en comparaison des témoignages bouleversants qui ont marqué le procès pendant le mois d’octobre (voir autre texte).
Pendant 5 semaines, 350 parties civiles sont venues raconter à la barre ce qu’elles ont vu et vécu ce soir-là. Plusieurs étaient des survivants des terrasses, du Bataclan ou du Stade de France. Mais on a aussi entendu des « primo-intervenants » traumatisés (policiers, infirmiers) et des proches endeuillés des victimes.
Leurs témoignages ont parfois choqué, souvent ému. Mais ont permis à certains de faire un pas de plus dans la reconstruction.
C’est un peu tôt pour dire que la page se tourne, mais il y aura un avant et un après procès. Raconter ce qui t’est arrivé ce soir-là, peut-être pour la dernière fois, c’est une sorte de point final.
David Fritz-Goeppinger, survivant de l’attaque du Bataclan
Constat similaire chez Patricia Correia, mère d’une jeune femme morte au Bataclan, qui voit cette épreuve comme une « étape nécessaire » pour avancer. Dans sa déposition, elle s’est directement adressée aux 14 accusés assis dans le box à sa gauche, derrière une vitre pare-balles.
« J’avais besoin de leur dire ce que je ressentais », dit-elle.
Elle ne cache pas que sa douleur a été réactivée par ces centaines de témoignages, parfois détaillés jusqu’au moindre bout de cervelle. Mais dit avoir été plus « perturbée » par les extraits sonores entendus pendant l’audience.
Toute la tuerie du Bataclan a en effet été captée par le dictaphone d’un spectateur qui voulait enregistrer le concert des Eagles of Death Metal. Six petites longues minutes, où l’on peut entendre les terroristes injurier François Hollande et abattre des gens dans la fosse, ont été diffusées au procès.
Ce qu’on montre… ou pas
Cette « pièce à conviction » a relancé le débat sur ce qu’on doit montrer ou non dans un tel contexte. La question se pose depuis le procès Charlie Hebdo, où des images des cadavres avaient été diffusées sans avertissement préalable.
Cette fois, la cour fait le choix de la pudeur. On expose peu, ou alors avec précaution. Les images les plus graphiques sont mises de côté. La bande audio n’a été diffusée qu’en partie et après moult avertissements. Un suivi psychologique est offert aux survivants qui en auraient besoin.
À la demande expresse de certaines parties civiles, le président de la cour dit toutefois « réfléchir » à la possibilité d’en montrer davantage. « C’est vrai que dans un procès d’assisses, normalement d’assassinat, on montre. Une photo, un enregistrement, c’est un élément brut de preuve, souligne le journaliste Soren Seelow, qui a précisément abordé ce sujet dans Le Monde. Après, chacun a sa sensibilité. Donc ce n’est pas évident. »
Pas évident et, pourtant, pas inutile. Même si Patricia Correia a été choquée par ce qu’elle a entendu, cet extrait audio lui a en quelque sorte permis de mieux reconstituer les faits, et peut-être, par là, de mieux accompagner sa fille dans la mort.
« Je ne vous cache pas que c’est effrayant, avoue-t-elle, ambivalente. On a l’impression d’être dans la salle. J’imaginais Precilia qui entendait tout ça. Ça permet de savoir ce qu’elle a pu entendre. Vous affrontez ce que votre enfant a affronté. Ça n’aide pas, mais vous êtes dans la réalité… »
Hors norme
Rappelons enfin l’ampleur inédite de ce procès, déjà qualifié d’« historique ».
L’audience, qui doit durer 9 mois, implique 2400 parties civiles, 330 avocats, 1 million de pages de procédure et 20 accusés, dont 14 présents sur place. Certains risquent la prison à vie, dont Salah Abdeslam, seul survivant des attentats. Les accusés jugés par défaut sont présumés morts ou dans une prison turque pour l’un d’entre eux.
L’affaire est tellement énorme qu’on a même construit une salle d’audience de 550 places, dans l’enceinte même du palais de justice, au coût de 8 millions d’euros (12 millions CAN).
Sans oublier les 1000 policiers affectés au procès et un système de sécurité qui dépasse de loin celui des aéroports, avec ses rues bouclées dans l’île de la Cité, ses chiens renifleurs, ses multiples contrôles d’identité et ses inévitables rayons X.
Ironique : le seul document que les gendarmes ne nous ont pas demandé est notre passeport sanitaire…
L’ancien ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve doit être entendu comme témoin le 17 novembre. Les accusés seront entendus début janvier, au retour des Fêtes. Le procès doit s’étendre jusqu’à la fin mai.
« Une plongée vertigineuse dans quelque chose d’extrêmement sombre »
Journaliste au Monde et coauteur de La cellule, roman graphique sur l’enquête des attentats du 13-Novembre, Soren Seelow couvre depuis deux mois le plus grand procès de l’histoire judiciaire moderne en France. Comme tous les gens présents au palais de justice de Paris, il dit avoir été « bouleversé » par les témoignages de victimes, qui ont défilé durant cinq semaines à la barre.
Les témoignages des survivants ou des proches des victimes du 13-Novembre ont duré cinq semaines. Que retenez-vous de cette séquence ?
Extrêmement éprouvant. Bouleversant. C’était vraiment un voyage au pays des morts. Chaque jour, il y avait à peu près 15 parties civiles qui racontaient leur Bataclan, la fosse, les corps enchevêtrés, les éclats de chair, avec parfois des blessures atroces, des blessures de guerre. Elles racontaient aussi l’après. Comment elles se sont reconstruites – ou pas – dans les années qui ont suivi. C’était une plongée vertigineuse dans quelque chose d’extrêmement sombre, qui a éprouvé vraiment tout le monde. Plusieurs personnes sont sorties pour pleurer.
Ce n’est pas la première fois que vous écrivez sur les attentats. Vous les avez vus différemment ?
Complètement. J’avais beaucoup travaillé sur l’enquête, sur des procès-verbaux. Mais il n’y avait pas la même charge émotionnelle. Là, c’est autre chose. Les victimes ont préparé leurs interventions. Ça fait longtemps qu’elles attendent ce procès, donc c’était très détaillé, très incarné. Il y a eu des témoignages extrêmement beaux, même. D’une grande justesse, une forme de grâce. C’est dur à dire… C’est assez rare qu’on soit confronté à des gens qui ont rencontré la mort et qui reviennent vous le raconter. D’ailleurs, ce n’était pas un seul témoignage, mais 15 par jour. Pendant cinq semaines…
Plus de 350 rescapés ou proches des victimes ont témoigné. C’est énorme. Il y a risque de saturation ?
Oui, il y a eu ça. Un sentiment d’overdose émotionnelle. Je pense qu’aucun être humain ne peut encaisser 15 témoignages aussi denses et aussi horribles dans le même après-midi. Chaque fois qu’une victime quittait la barre, elle avait raconté la fosse du Bataclan, la chair éclatée, les années d’après, le deuil… À un moment donné, oui, on sature, on se protège. Ç’a été assez compliqué à gérer. Humainement, mais aussi professionnellement. Comment on raconte. Ce qu’on choisit de raconter.
Que voulez-vous dire ?
Ce n’est pas simple. C’est assez subjectif. À qualité égale, on aura moins tendance à parler de ceux qu’on entend la troisième semaine, parce qu’on a l’impression d’avoir déjà raconté une histoire semblable. Il y avait dans les témoignages un phénomène de répétition. Mais en même temps un phénomène un peu différent. Il y avait des échos et une singularité… Cela a créé une espèce de mosaïque de cette histoire du 13-Novembre. Chacun venait apporter sa pièce du puzzle. Petit à petit, jour après jour, semaine après semaine, c’est comme une immense tapisserie de cette nuit d’horreur qui s’est tissée devant nos yeux.
Jusqu’à quel point faut-il y voir une séance de thérapie collective ?
Beaucoup attendaient ce procès pour pouvoir tourner la page. C’est une façon de créer un récit tous ensemble, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici, parce qu’ils ne se connaissaient pas. Ce procès leur permet de tisser un lien collectif. Chacun vient avec ses motivations, ses espoirs, et vient déposer sa part du récit collectif. C’est un soulagement que cette partie du procès soit terminée. On a été poussés dans nos retranchements émotionnels. Maintenant, ça va retomber en termes d’intensité…