(Paris) Une béquille plantée devant la cour, un bras couvert de cicatrices appuyé au pupitre, une bouche en partie paralysée au micro. Au procès des attentats du 13-Novembre, les « gueules cassées » du Bataclan ont raconté jeudi leurs blessures « de guerre ».

« Vous voulez une chaise pour vous assoir ? », demande le président de la cour d’assises spéciale. « Je la prendrai si besoin, mais j’ai envie de témoigner debout », répond Amandine, qui se balance légèrement sur sa béquille.

« Tout le monde l’a dit », ce soir-là dans la salle de concert, « l’ambiance était joyeuse ». Jusqu’aux « pétards », commence la jeune femme de 38 ans, longs cheveux bruns et robe à fleurs.  

« J’ai vu les gens tomber comme des dominos ». Elle-même se retrouve au sol. « J’ai cru que j’avais trébuché, mais je venais d’être fauchée à mon tour » par une rafale de Kalachnikov, « sans avoir rien senti ». Son tibia est « explosé », une « plaie béante », son bras « dans le même état ».

La lumière est éclatante. Allongée au milieu des corps « enchevêtrés sur un mètre de hauteur », Amandine essaie de mettre ses blessures « en évidence ». Pour que ceux qui « achèvent les gens avec une certaine délectation » la croient morte, explique-t-elle.

« C’est pas grave »

Dans la fosse du Bataclan avec sa compagne -depuis seulement « deux mois » -, Pierre-Sylvain retrouve, lui, des réflexes de service militaire.  

L’homme de 54 ans a tout de suite identifié l’odeur « âcre » de la poudre, reconnu le bruit de la Kalachnikov, repéré le positionnement des tireurs. « On est foutus », en déduit-il. Il compte « un tir par seconde ».  

Soudain, une gerbe de sang sur la tête de son amie, puis une deuxième balle : « J’ai cru que ma tête s’ouvrait en deux ». Il regarde sa compagne, l’« horreur ». « Tout le nez avait été arraché, son œil droit avait explosé ». « Je lui ai dit “c’est pas grave” ».  

Lui-même gravement blessé à l’œil, il arrivera à la porter hors du « charnier ».  

Ils ont tous deux été opérés plusieurs fois. Elle « a retrouvé un visage ». Le reste est « un long tunnel ».

« Elle ne témoignera pas ? », s’enquiert la cour. « Elle ne veut pas trop se montrer… mais elle est là », dit-il, se retournant vers le public pour lui adresser un grand sourire, sans qu’on sache où elle est.

« Toute cassée »

Gaëlle a 40 ans, elle a été opérée au mois d’août pour la « 40e » fois. « J’espère ne pas faire le même décompte pour mes 60 », dit-elle.  

Brune, droite, elle est élégante dans son pantalon noir et haut clair. Sa bouche semble comme en partie anesthésiée, sa voix le trahit un peu.  

Elle demande à la cour de projeter « une photo de Mathieu ». Un souvenir de vacances, un visage radieux apparaît à l’écran. Son compagnon « venait de fêter ses 37 ans. C’était un papa séparé, comme moi », dit-elle la voix tremblante.

Sur le plan géant projeté derrière la cour, elle montre où elle était. « Mathieu m’a attrapé dans ses bras. On est tombés à terre ». « J’ai vu un homme armé, j’ai compris ».  

Gaëlle raconte la suite sans rien épargner. « Ma joue pendait le long de mon cou. J’avalais les dents déchiquetées dans ma bouche parce que ça me faisait tousser et j’avais peur d’attirer l’attention des terroristes ». L’os de son bras est « perpendiculaire » au reste.  

À côté d’elle, elle pense que « Mathieu fait le mort » comme les autres. Elle fait pareil. Il comptera parmi les 90 victimes décédées.

La « scène irréelle » qui se déroule ensuite, Gaëlle ne la voit que par intermittence. « Je me vide de mon sang, je me sens partir ». Le policier de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) qui la sortira de là lui dira bien plus tard que son visage « avait hanté ses nuits pendant plusieurs mois ».  

Dans les couloirs de l’hôpital, les « oh mon Dieu » ponctuent le passage de son brancard. Le lendemain, son chirurgien la prend en photo. « Je me suis demandé s’il fallait la projeter ici, mais les terroristes auraient trop apprécié ».  

Des années qui suivent, elle liste le vocabulaire médical appris par cœur, évoque son fils qui « s’agace des regards insistants » sur la « tête toute cassée » de sa mère, son « bras de pirate » couvert de cicatrices, les opérations « tous les deux-trois mois » pour lui redonner « visage humain ». « C’est sans fin ».

« J’ai des rêves simples », dit-elle la voix brisée. « Croquer dans une pomme, boire mon café sans que la moitié dégouline, embrasser sans avoir peur de dégoûter ».  

« Vous êtes ce qu’on appelle une gueule cassée », lui avait-on dit à l’hôpital. « Je suis une victime de guerre entre Bastille et République ».