Des examens réalisés par l’armée allemande ont révélé la nature du poison dans le corps de l’opposant russe Alexeï Navalny : un agent neurotoxique « de type Novitchok ». La communauté internationale, l’Allemagne en tête, a dénoncé l’attaque et demandé des comptes au Kremlin.

Le Novitchok, de conception soviétique, n’est pas un poison banal. « Les agents neurotoxiques sont développés pour être utilisés comme arme de guerre ou pour le terrorisme », précise à La Presse le DLewis S. Nelson, expert en substances toxiques à l’Université Rutgers, au New Jersey.

Impossible de le fabriquer avec des ingrédients facilement accessibles au commun des mortels. D’où les demandes fermes d’explications en haut lieu.

« De très graves questions se posent à présent, auxquelles seul le gouvernement russe peut et doit répondre », a dit la chancelière allemande Angela Merkel.

Toujours hospitalisé

Alexeï Navalny est toujours hospitalisé, plongé dans un coma artificiel et sous respirateur, dans un hôpital de Berlin. Il reste dans un état grave, mais sa santé s’améliore, a fait savoir l’hôpital de la Charité dans un communiqué. Une ONG allemande s’était occupée de son transport après son empoisonnement, le 20 août dernier, à bord d’un vol vers Moscou. Ses proches soupçonnent une solution glissée dans son thé à l’aéroport de Sibérie, d’où il prenait son avion.

Il est clair que l’opposant russe charismatique, connu pour sa lutte contre la corruption et capable de rallier des foules dans différents coins de la Russie, est une source d’irritation pour le président Vladimir Poutine. Il est donc possible que le Kremlin soit derrière l’attaque, juge le chercheur invité au CERIUM Guillaume Sauvé, mais il n’est pas le seul suspect dans cette affaire.

« L’arme utilisée pointe vers l’État ou quelqu’un de proche des services secrets, de l’armée, quelqu’un qui a un accès [à l’agent neurotoxique] », dit le spécialiste de la Russie. D’autres avancent cependant qu’il n’est pas dans l’intérêt des hauts dirigeants d’assassiner Alexeï Navalny, le visage le plus connu de l’opposition, mais qui reste somme toute une menace marginale pour le pouvoir.

Il n’est pas connu à l’échelle de toute la population, mais de ceux qui ont accès à l’internet. Une grande partie de la population qui n’écoute que la télé et la radio, contrôlées par l’État, ne sait pas qui il est. Il n’est pas une menace immédiate [pour le régime].

Guillaume Sauvé, chercheur invité au CERIUM

Par contre, à l’étranger, l’homme de 44 ans jouit d’une notoriété, plaçant la Russie dans une situation diplomatique difficile.

Une autre hypothèse reste l’obtention du poison par des criminels capables de soudoyer des responsables ayant accès à l’arme. « On a toujours l’impression qu’en Russie, parce que c’est un système autoritaire très fort, que Poutine contrôle tout, ce qui n’est pas vrai, précise M. Sauvé. En fait, il y a des tonnes de petits caïds locaux en Russie qui ont un pouvoir extrêmement grand et qui peuvent faire à peu près ce qu’ils veulent tant qu’ils sont loyaux à Poutine. » Avec la croisade d’Alexeï Navalny contre la corruption, la liste de ses ennemis est longue.

Il ne faut tout de même pas ignorer la responsabilité du Kremlin dans sa campagne contre l’opposant, nuance toutefois le chercheur.

Soupçons internationaux

Ce n’est pas la première fois que Moscou doit composer avec les soupçons internationaux dans des cas d’empoisonnement de ses dissidents. Il y a deux ans, l’ex-agent double russe Sergueï Skripal et sa fille Ioulia ont été empoisonnés à Salisbury, en Angleterre, causant une crise diplomatique entre le Royaume-Uni et la Russie.

L’ambassadeur de Russie à Berlin a été invité mercredi de façon urgente au ministère des Affaires étrangères. M. Sauvé s’attend à des renvois de diplomates russes et à des mauvaises relations, comme ç’a été le cas dans le passé, mais pas à une rupture importante des liens entre la Russie et les autres pays. « Le Kremlin a déjà fait pire », dit-il, citant l’exemple de l’annexion de la Crimée.

La Russie s’est dite « prête » à coopérer avec l’Allemagne, même si les responsables ont affirmé n’avoir trouvé aucun poison lors de leurs premiers tests. Il faudra voir quelle forme prendra cette collaboration et si les vrais coupables seront condamnés.

Les relations entre Moscou et Berlin sont étroites, sur les plans économique et diplomatique. Un gazoduc entre la Russie à l’Allemagne pourrait permettre de doubler l’acheminement de gaz naturel vers l’Europe sous peu, projet presque terminé auquel les États-Unis s’opposent.

Cette relation pourrait être prise en considération par la Russie dans sa coopération à l’enquête. Mais il est aussi possible que le mystère reste entier. « On n’a jamais su [qui avait commandité les empoisonnements] dans les autres cas », lance M. Sauvé.

Quant à M. Navalny, sa situation n’est pas sans espoir. « Si la victime reçoit des soins de façon sécuritaire, elle peut vivre », dit le DNelson.

— Avec l’Agence France-Presse

D’autres Russes empoisonnés

Sergueï Skripal

PHOTO YURI SENATOROV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Sergueï Skripal en 2006

Le 4 mars 2018, l’ex-agent double russe et sa fille Ioulia sont retrouvés inconscients dans un centre commercial de Salisbury et hospitalisés dans un état grave. Londres accuse Moscou d’être derrière cet empoisonnement au Novitchok, en représailles pour sa collaboration avec le renseignement britannique. Le Kremlin nie. L’affaire provoque une crise diplomatique. Sergueï Skripal et sa fille sortent de l’hôpital dans les mois suivants. Leur empoisonnement fait une victime collatérale, une femme qui meurt après s’être aspergée de ce qu’elle pensait être un parfum, contenu dans un flacon ramassé par son compagnon.

Piotr Verzilov

PHOTO EVGENIA NOVOZHENINA, ARCHIVES REUTERS

Piotr Verzilov

Piotr Verzilov, un militant du groupe contestataire Pussy Riot, est hospitalisé à Moscou le 14 septembre 2018 dans un service de réanimation toxicologique dans un état grave. Il est rapidement transféré dans un hôpital berlinois, en pleine affaire Skripal. Les expertises médicales allemandes suggèrent « très vraisemblablement un cas d’empoisonnement ». Pour son ex-femme Nadejda Tolokonnikova, également militante des Pussy Riot, quelqu’un en Russie, peut-être une « agence des forces de sécurité », a voulu l’assassiner. Selon elle, il aurait été empoisonné alors qu’il assistait à son procès dans un tribunal moscovite le 11 septembre 2018.

Alexandre Litvinenko

PHOTO ALISTAIR FULLER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Alexandre Litvinenko en 2002

L’ex-agent du FSB (services secrets russes), opposant au Kremlin en exil, meurt en 2006 d’un empoisonnement au polonium 210, substance radioactive très toxique. Une enquête britannique établit, près de 10 ans après, la culpabilité de deux exécutants russes qui avaient pris un thé avec la victime dans un hôtel et conclut à la responsabilité de Moscou, qui dément.

Viktor Iouchtchenko

PHOTO SERGEI SVETLITSKY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Viktor Iouchtchenko en 2011

En 2004, le candidat de l’opposition ukrainienne, héros de la Révolution orange, tombe gravement malade en pleine campagne pour la présidentielle qui l’oppose au favori de Moscou, Viktor Ianoukovitch. Des médecins autrichiens identifient trois mois plus tard un empoisonnement à la dioxine. Son visage grêlé et déformé porte toujours les traces de la maladie.

— Agence France-Presse