(Paris) Du cinéma à la réalité, le personnage du général est toujours révéré en France. En Afrique, on le remet en question.

Le déconfinement en France s’est achevé la semaine dernière avec la réouverture des cinémas. Si on ne s’est pas précipité dans les salles obscures, certains films ont tout de même eu droit à une seconde chance.

C’est le cas du « biopic » De Gaulle, qui a repris sa carrière lundi, après avoir été retiré de l’affiche début mars pour cause de pandémie, une semaine tout juste après sa sortie.

Sauf erreur, c’est la première fois que le général de Gaulle est « adapté » au cinéma. Mais au vu du résultat, on peut se demander si cet honneur était absolument nécessaire.

Si vous vous intéressez à l’histoire, et plus particulièrement au fameux « appel du 18 juin », où de Gaulle avait lancé, depuis Londres, son cri de ralliement aux Français pour la résistance, vous serez servi. Le film raconte les jours qui ont précédé cet événement historique, dont on célébrait justement le 80e anniversaire il y a 10 jours.

Le problème, c’est qu’au-delà des batailles politiques, le film s’est aussi donné la mission de raconter la vie intime du général et de sa femme, Yvonne. Et là, franchement, il faut être fait fort. Dès la première scène, le couple se caresse au lit. À la seconde, Yvonne noue amoureusement la cravate de son Charles. À la sixième, de Gaulle joue sur la plage avec sa petite fille trisomique.

Le reste du long métrage offre une succession de scènes où Charles (Lambert Wilson) et Yvonne (Isabelle Carré) s’étreignent et se regardent avec affection, avant d’être séparés pour des raisons d’État, puis de se retrouver, se séparer et se retrouver à nouveau comme dans une mauvaise chanson de Dalida.

Soyons reconnaissants au réalisateur de nous avoir épargné des scènes de retrouvailles au ralenti. Il n’aurait plus manqué que ça.

Sont-ce les critiques, peu enthousiastes, qui ont accueilli le film ? Ou simplement la crainte d’une seconde vague de COVID-19 ? Toujours est-il que la salle était à peu près vide lorsque nous sommes allé voir De Gaulle. Six personnes à peine, et bien peu d’excitation, si l’on en juge par les propos de Chantal et Brigitte, deux quinquagénaires interrogées à la sortie, qui ont trouvé le résultat « grotesque » et « digne d’un téléfilm ».

« L’histoire d’amour, je ne sais pas. Il me semble qu’on s’en serait passés. »

Revendiquer son de Gaulle

Voilà qui contraste avec le sentiment de beaucoup de Français à l’égard du général.

Cinquante ans après sa mort, le 9 novembre 1970, celui qui fut successivement héros de la Seconde Guerre mondiale et président de la République (1959-1969) serait même plutôt l’un des rares personnages à mettre tout le monde d’accord dans l’Hexagone.

C’est particulièrement frappant au sein de la classe politique, où tous, de quelque bord qu’ils soient, se disputent l’héritage de cette imposante figure historique, symbole de résistance et d’unité nationale.

Emmanuel Macron, le premier, ne manque pas une occasion de se réapproprier le général, par ses discours, ses symboles ou ses gestes. Candidat à la présidentielle, Macron avait mis de l’avant son programme politique « ni de gauche ni de droite », en évoquant de Gaulle. Il ne s’est pas gêné, depuis, pour y faire référence, que ce soit en posant avec les mémoires du général sur sa photo officielle, ou en reprenant certaines de ses citations cultes (« Je vous ai compris »).

À l’extrême droite, Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national, revendique pour sa part les aspects les plus souverainistes de la politique gaulliste, même si son père et son parti (l’ancien Front national) ont longtemps combattu le général au nom de l’Algérie française.

D’autres partis de droite s’en réclament également, à commencer par Les Républicains, descendants les plus directs du RPF (Rassemblement du peuple français) fondé en 1947 par le général. Mais la gauche n’est pas en reste : Jean-Luc Mélenchon, chef de La France insoumise, a maintes fois invoqué l’esprit du général pour sa politique internationale indépendante des États-Unis.

Difficile de ne pas voir dans ces multiples revendications une forme de calcul politique. Dans un pays en crise, marqué par l’affrontement et la division, de Gaulle est celui que l’on cite pour doper le sentiment de fierté nationale et augmenter son « capital » électoral.

On se raccroche à un personnage qui est une sorte de totem, qui est susceptible de faire l’unanimité autour de lui. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de sincérité. Il y a de la part de ces personnalités politiques une sorte de réaction automatique où on se réclame de de Gaulle parce que ça élève le débat.

Éric Roussel, historien et auteur d’une biographie sur de Gaulle parue chez Gallimard

Pour le politologue Jean Petaux, le général incarne aussi la « nostalgie » d’une époque où la France rayonnait davantage sur l’échiquier international.

Le problème, c’est que cette « furieuse envie » de lui ressembler donne des résultats parfois « confus », voire « assez pathétiques », aucun chef n’ayant réellement sa stature et chacun ne représentant qu’une mince fraction de son vaste héritage.

« C’est une des particularités du gaullisme. Il n’y a pas aujourd’hui de personnalité estampillée héritier privilégié du général. C’est dire combien la figure de De Gaulle était écrasante pour tout successeur. Je pense que c’est plus une question d’ambition et de pâle imitation que d’héritage », explique l’expert.

Remise en question

Bien que révérée, la figure du général n’échappe pas à la colère du moment.

Ces dernières semaines, dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, deux statues à son effigie ont ainsi été vandalisées en France, accompagnées du tag « Esclavagiste ».

Pour Éric Roussel, cette insulte est largement « exagérée », pour ne pas dire totalement erronée. Ce qui n’empêche pas le personnage d’avoir aussi ses zones d’ombre.

Le biographe convient ainsi que de Gaulle, loin d’être inattaquable, puisse être remis en question « selon les sensibilités des uns et des autres ». Il évoque notamment la guerre d’Algérie, qu’il décrit comme une « page sombre » dans le parcours du général. Et il reconnaît que, des pieds-noirs (Français d’Algérie, forcés à quitter le pays) aux harkis (Algériens ayant servi l’armée française, avant d’être abandonnés à leur sort), ce conflit s’est soldé par un « coût humain élevé ».

En Afrique subsaharienne, de Gaulle est par ailleurs contesté par le mouvement postcolonial.

Une campagne pour la décolonisation des noms de rues a ainsi été lancée début juin en marge de la crise Black Lives Matter. À Dakar, des plaques au nom du général ont été détruites ou effacées, pour être remplacées par des noms de héros africains.

L’instigateur de ce mouvement, le militant franco-béninois Kemi Seba, estime que de Gaulle a fait sa part de dégâts en Afrique francophone, avec son concept de « Françafrique », perpétuation à peine déguisée du système colonial français. Il est grand temps, selon lui, que les Africains se libèrent de cette ombre gênante.

« Monsieur de Gaulle est une légende pour le peuple français, mais ce n’est pas une légende pour nous. Le héros du peuple français est un bourreau pour nous. Nous avons le droit d’avoir, sur nos terres, le reflet de notre propre identité. Nous avons le droit de dire que nous ne voulons plus de De Gaulle. »

Autre réalité, autre discours.