Le plafond de verre était déjà fissuré, c’est comme s’il avait maintenant volé en éclats. En Finlande, la formation d’un gouvernement largement dominé par les jeunes femmes a galvanisé les défenseurs de l’égalité hommes-femmes. Voyage au cœur d’une nouvelle révolution féministe.

Les jeunes femmes au pouvoir

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Sanna Marin et Katri Kulmuni

Un impressionnant silence règne dans la cathédrale luthérienne d’Helsinki, pourtant remplie de dignitaires. Puis le crépitement des caméras se met à résonner sous l’immense dôme blanc. Vêtues de manteaux noirs, Sanna Marin et Katri Kulmuni viennent de faire leur entrée.

Les deux femmes s’avancent dans l’allée centrale, se chuchotant des mots à l’oreille comme deux amies. Sanna Marin, 34 ans, est première ministre. Katri Kulmuni, 32 ans, est ministre des Finances. Elles sont sans doute les deux personnes les plus puissantes de Finlande.

Devant, une prêtre luthérienne – oui, une femme – prend la parole. La section réservée aux ministres compte plus de visages féminins que de visages masculins. Nous sommes le 5 février dernier, à la cérémonie d’ouverture de la session parlementaire finlandaise. Et s’il existe une révolution féministe sur la planète, on en est au cœur.

Assise au tout premier rang, une autre femme suit l’action avec un petit sourire. Tarja Halonen a été présidente de la Finlande de 2000 à 2012.

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Tarja Halonen a été présidente de la Finlande de 2000 à 2012.

« C’est fantastique, ce qui se passe. Ce qui me réjouit le plus, c’est qu’il ne s’agit pas que de la première ministre. C’est toute la coalition qui est dirigée par des femmes. Il devient difficile de critiquer une femme quand il y en a autant », avait confié la veille cette femme de 76 ans, devant un thé et un plateau de biscuits servis dans son bureau surplombant une baie de la mer Baltique, à Helsinki.

Une coalition entièrement féminine

Les élections finlandaises, tenues en avril dernier, ont donné lieu à des résultats extrêmement divisés. Pour la première fois de l’histoire, aucun parti n’a remporté plus de 20 % des voix. Une coalition de cinq partis a été formée. Antti Rinne, un homme de 56 ans et chef du Parti social-démocrate, est devenu premier ministre. Deux partis de la coalition étaient alors dirigés par des femmes.

Puis, une à une, les pièces de ce qui allait devenir une situation historique se sont mises en place. En juin, Maria Ohisalo, une femme de 34 ans, a été élue à la tête de la Ligue verte, un parti environnementaliste dont le chef était tombé malade.

Les résultats électoraux jugés décevants ont ensuite forcé la démission du chef du Parti du Centre, un homme de 58 ans. Une course à la direction a couronné Katri Kulmuni, une femme qui venait de célébrer son 32e anniversaire.

La dernière pièce du puzzle a été placée le 3 décembre dernier quand le premier ministre Antti Rinne a perdu la confiance du Parlement à la suite d’une grève de la poste. Le 8 décembre, le Parti social-démocrate a choisi Sanna Marin, une femme de 34 ans, pour lui succéder.

Quand le président a désigné officiellement le nouveau gouvernement, la Finlande et le monde entier ont constaté qu’on était face à une situation inédite. Les cinq partis de la coalition étaient dirigés par des femmes, dont quatre avaient moins de 35 ans. Finances, Emploi, Intérieur, Justice, Éducation, Santé, Affaires européennes : la plupart des ministères d’importance sont contrôlés par des femmes.

Li Andersson, 32 ans, est ministre de l’Éducation et cheffe de l’Alliance de gauche, l’un des partis de la coalition. Elle dit avoir tout de suite compris que quelque chose d’historique se passait quand Sanna Marin a été nommée.

« Bien sûr que j’avais conscience de la portée de ça. J’ai été élue cheffe de mon parti il y trois ans et demi. À l’époque, nous étions trois femmes pour huit chefs de parti. Et j’étais, de loin, la plus jeune. En l’espace de seulement quelques années, la situation a beaucoup changé », dit-elle.

Dans un bureau du parlement finlandais, la ministre répond à nos questions entre une réunion et une session parlementaire. Vêtue d’un complet marine, elle a l’air encore plus jeune que son âge. Son ton est direct, assuré.

Elle avoue que ses collègues et elle ont été submergées par l’attention médiatique locale et internationale.

D’un côté, nous sommes contentes. Ça nous donne l’occasion de parler de questions importantes. Sanna Marin a fait des plaidoyers pour l’État providence nordique et la façon dont il donne des possibilités aux enfants de différents milieux. Mais quand on met l’accent seulement sur nos âges et notre genre, c’est problématique.

Li Andersson, ministre de l’Éducation et cheffe de l’Alliance de gauche

Révolution verte et féministe

C’est en effet une véritable révolution progressiste, environnementale et féministe que mijote le nouveau gouvernement. Faire de la Finlande un pays carboneutre d’ici 2035. Octroyer sept mois de congé parental à chaque parent pour amener les pères à passer du temps avec leur bébé. Réinvestir massivement dans l’État providence. Les propositions, très à gauche, ont soulevé autant l’enthousiasme que les critiques.

Mari Rantanen est députée du Parti des Finlandais, une formation de droite hostile à l’Union européenne et réfractaire à l’immigration. Le parti a raflé 17,48 % du vote aux dernières élections, à un cheveu des 17,73 % récoltés par les sociaux-démocrates. La femme de 42 ans ne se réjouit pas devant le nouveau leadership féminin.

« La politique n’est pas une question de genre, c’est une question de politiques qui vont améliorer les choses. Or, notre parti est très inquiet pour le Finlandais moyen qui travaille et qui verra ses impôts et le prix de l’essence augmenter à cause de politiques climatiques », dit-elle.

Punk, sexisme et enthousiasme

Ailleurs, le nouveau gouvernement a au contraire galvanisé les esprits. Temps gris, température anormalement chaude : à Helsinki, tout le monde se plaint cette année qu’il n’y a « pas eu d’hiver ». Mais la politique a sorti les progressistes de leur ennui.

Vendredi soir, dans le sous-sol du bar On the Rocks, une foule bigarrée se rassemble pour un concert attendu : celui du groupe punk local Pintandwefall. Le nom du groupe (« une pinte et on tombe », écrit en anglais et sans espaces) est une allusion au fait que ses membres, toutes des femmes, se décrivent comme « des poids plume côté boisson ».

Dans les loges couvertes de graffitis où le groupe nous reçoit avant le concert, les quatre musiciennes laissent éclater leur enthousiasme pendant que le groupe chargé de la première partie effectue ses tests de son.

« Ça fait tellement longtemps qu’on attendait quelque chose comme ça ! C’est juste bien de se sentir représentées au gouvernement », dit Ringa Manner, 32 ans.

« C’est tellement stupide de sentir les larmes me monter aux yeux parce que les gens ont élu et respectent une jeune femme », s’exclame quant à elle Iiti Yli-Harja, aussi âgée de 32 ans.

Ces femmes, qui ont l’âge des jeunes ministres, connaissent bien les défis de percer dans un monde masculin. Dans les médias, on a longtemps parlé du fait qu’elles formaient un groupe de filles plutôt que de leur musique.

« On a même dit qu’on ne savait pas jouer parce qu’on était des filles et que nous n’étions pas des virtuoses ! », rigole Ringa Manner. Il suffit d’entendre Pintandwefall en spectacle pour comprendre que leur objectif n’est pas tant d’enchaîner les savantes progressions mélodiques que de casser la baraque avec du gros son.

Double standard

Ce fameux double standard, notamment évoqué par la mairesse de Montréal, Valérie Plante, et l’ex-première ministre du Québec, Pauline Marois, Elisa Gebhard le connaît aussi. La femme de 26 ans est à la tête d’Allianssi, un regroupement de 120 organisations jeunesse réparties à la grandeur de la Finlande.

On est prises moins au sérieux et il est plus difficile de faire entendre nos voix. Personnellement, ça me motive encore plus.

Elisa Gebhard, présidente d’Allianssi

Alors qu’on parle du désengagement des jeunes envers la politique dans la plupart des pays occidentaux, Elisa Gebhard fait partie de ces nombreuses jeunes Finlandaises qui veulent refaire le monde. SONK, la branche étudiante du parti social-démocrate, est aussi dirigée par deux femmes.

« J’ai commencé à m’impliquer à l’école pour changer de petites choses, puis j’ai voulu en changer de plus grandes », explique simplement Neea Kähkönen, 25 ans, secrétaire de l’organisation.

Heidi Miettinen, 23 ans, en est la présidente. Elle croit que le nouveau gouvernement aidera à redéfinir ce qu’est le leadership.

« J’ai moi-même des problèmes d’anxiété et je souffre d’attaques de panique. J’en parle, et ça n’a jamais été un problème. Il faut arrêter de penser que la politique est pour un seul type de personnalité », dit-elle.

La première ministre Sanna Marin, élevée au sein d’un couple lesbien et première de sa famille à faire des études universitaires, brise de toute évidence le moule du politicien traditionnel. Et la voir occuper les plus hautes fonctions du pays tout en prenant soin d’un bébé inspire les jeunes femmes.

Quand les garçons se demandent s’ils peuvent être présidents

Quant à savoir ce qu’il y a dans l’air en Finlande pour que les femmes y prennent leur place de cette façon, Heidi Miettinen et Neea Kähkönen évoquent, comme bien d’autres, l’histoire du pays. Si la Nouvelle-Zélande a été le premier pays à permettre aux femmes de voter, en 1893, la Finlande a été le premier Parlement au monde à permettre aux femmes tant de voter que de se présenter aux élections, en 1906.

Avant Sanna Marin, trois femmes ont occupé le siège de première ministre – même si leurs règnes totalisent moins d’un an. Mais c’est surtout l’ancienne présidente Tarja Halonen qui semble avoir porté les plus grands coups au plafond de verre.

« J’avais 4 ans quand elle est devenue présidente. À la garderie, les garçons se demandaient s’ils pouvaient aussi être président ! », se souvient Heidi Miettinen.

Sans fausse modestie, la principale intéressée convient qu’elle a joué un rôle important.

« Je pense que j’ai été cette figure visible qui montrait que c’était possible », dit Mme Halonen, une ancienne syndicaliste qui s’est lancée en politique en plein congé de maternité.

Eva Biaudet, députée du Parti populaire suédois de Finlande, est présidente du comité des femmes au Parlement finlandais. Elle estime qu’on aurait tort d’attribuer l’essor des femmes en politique au hasard.

« C’est le résultat d’un long travail acharné. Les organisations non gouvernementales qui défendent les droits des femmes en Finlande sont actives depuis plus d’un siècle », souligne-t-elle.

Effet Obama

Mme Biaudet dit avoir déjà observé un changement de style au Parlement avec l’arrivée des jeunes ministres.

« Ça fait une différence dans la façon dont elles se parlent entre elles. Elles ont des habiletés d’inclusion que je n’ai jamais vues auparavant », dit-elle.

À 68 ans, Kimmo Kiljunen est un vétéran du Parlement finlandais. En chambre, l’homme est écrasé dans son siège, les bras croisés, et passe des remarques à voix haute qui déclenchent souvent l’hilarité.

Sent-il de la résistance envers ce nouveau leadership ?

« Je ne dis pas qu’il n’y en a pas, mais je n’en vois pas, répond l’élu du Parti social-démocrate. Je me tiens souvent avec des hommes au parlement. Les blagues pourraient venir facilement : les jeunes demoiselles font ci, les jeunes demoiselles font ça. Mais, honnêtement, il n’y a pas de blagues. »

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À 68 ans, Kimmo Kiljunen (au centre) est un vétéran du parlement finlandais. En chambre, l’homme passe souvent des remarques à voix haute qui déclenchent l’hilarité.

Elles sont compétentes, et on respecte leurs compétences. On peut les critiquer, mais de la même façon qu’on le ferait pour des hommes. Ç’aurait sans doute été un enjeu il y a 20 ans, mais pas aujourd’hui.

Kimmo Kiljunen, député

Les jeunes ministres sont bien conscientes qu’elles ont créé d’immenses attentes. En Finlande, on évoque même un « effet Obama » pour dire que le nouveau gouvernement ne peut que décevoir. Mais elles semblent déterminées à travailler ensemble pour prouver le contraire.

« Vous pouvez sentir la chimie entre elles ! », s’exclame la députée Eva Biaudet.

« Il y a toujours les petites tensions normales qui existent entre les partis dans une coalition, mais nos relations sont bonnes », confirme la jeune ministre Li Andersson.

Alors, brisé pour de bon, le plafond de verre en Finlande ? Toutes les femmes à qui nous avons parlé refusent de l’affirmer et incitent à la vigilance.

« C’est comme une danse polonaise, dit l’ancienne présidente Tarja Halonen. Un pas en avant, un pas en arrière. Mais tant qu’on avance plus qu’on recule, on est corrects. »

Et si c’était le système ?

Comment expliquer l’explosion de jeunes femmes en politique finlandaise ?

Élue à 24 ans, aujourd’hui âgée de 25 ans, Iiris Suomela est la plus jeune députée du Parlement de Finlande. Elle affirme que le système électoral du pays, très différent du nôtre, a un rôle important à jouer. Le Québec pourrait-il en tirer des réflexions ?

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À 25 ans, Iiris Suomela est la plus jeune députée du parlement finlandais.

Iiris Suomela a toujours grandi avec le goût de faire de la politique. Mais elle se disait que c’était pour plus tard.

« J’ai vécu longtemps au Royaume-Uni et j’avais l’impression qu’il fallait avoir au moins 40 ans pour se présenter aux élections. C’est quand je suis revenue ici que j’ai constaté que le système électoral finlandais était différent », raconte-t-elle à La Presse.

Selon elle, la grande différence entre le système britannique (utilisé aussi au Québec et au Canada) et celui de la Finlande est le nombre de candidats que peut présenter un parti dans une même circonscription.

La Finlande est divisée en 13 districts électoraux. Et la limite de candidats qu’un parti peut y présenter oscille entre 14 et 35, selon la taille de la circonscription. Quand Iiris Suomela a tenté sa chance la première fois, dans la circonscription de Pirkanmaa, au nord d’Helsinki, elle était étudiante et n’avait que 20 ans. Mais elle n’a pas eu à convaincre son parti, la Ligue verte, qu’elle était la meilleure personne pour en défendre les couleurs parmi toutes celles qui voulaient se présenter.

Quand vous n’avez qu’un candidat par parti par circonscription, les probabilités sont bonnes que le parti mise sur une valeur sûre. Il va choisir la même personne qui s’était présentée la dernière fois, ou quelqu’un avec beaucoup d’expérience qui correspond à la définition traditionnelle d’un politicien.

Iiris Suomela, députée

En Finlande, les partis ont plutôt intérêt à offrir une large brochette de candidats aux électeurs. Chaque vote récolté par un candidat va au parti. À la fin, le nombre de sièges attribués à chaque parti est fonction du pourcentage de votes que tous ses candidats ont amassés. Les candidats qui iront au Parlement sont ceux qui ont récolté le plus de votes (on parle d’une « liste ouverte »).

À sa première expérience aux élections parlementaires, Iiris Suomela n’a pas obtenu de siège au Parlement. Mais les votes qu’elle a récoltés ont néanmoins aidé son parti.

« Chaque parti a intérêt à présenter des candidats de différents horizons pour attirer les électeurs de différents horizons. Il faut des jeunes pour attirer le vote des jeunes », résume Iiris Suomela.

Hanna Wass, professeure associée de sciences politiques à l’Université d’Helsinki, précise que la stratégie peut varier selon les partis et les circonscriptions. Mais de façon générale, elle confirme la thèse de Mme Suomela.

« Surtout dans les plus grandes circonscriptions, il y a plus d’espace de manœuvre, et un parti peut présenter un grand nombre de candidats sans qu’ils entrent nécessairement en compétition interne, souligne la spécialiste. Cela peut en effet favoriser l’apparition de candidats plus marginaux, qui ont la chance de se faire valoir auprès des électeurs. »

La violence conjugale, côté sombre de la Finlande

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Tytti Ripatti, 34 ans, est l’une des nombreuses victimes de violence conjugale en Finlande.

Alors que les femmes prennent leur place sur la scène politique finlandaise, la situation est moins rose derrière les portes des maisons du pays. La Finlande affiche en effet un taux de violence conjugale parmi les plus élevés d’Europe. Portrait d’un enjeu que les autorités prennent désormais au sérieux.

La nuit de Noël 2016, Tytti Ripatti a cru pendant de longues heures ne pas pouvoir la traverser.

« Je n’ai pas crié, je n’ai pas frappé en retour. J’ai essayé d’être calme. C’était ma seule façon de rester en vie. J’ai survécu parce que je suis restée calme », dit-elle.

La soirée n’avait pourtant pas si mal commencé. Dans la petite ville de Myllykoski, à environ 150 kilomètres au nord-est d’Helsinki, la jeune femme s’était rendue à la maison de sa mère pour prendre un sauna – une tradition que les Finlandais prennent au sérieux.

À 21 h, celui qui était alors son mari a appelé. « Reviens à la maison et apporte de la bière », lui a-t-il ordonné. Tytti Ripatti a obtempéré. Sur place, l’homme s’est mis à questionner son épouse sur les amis masculins figurant sur sa page Facebook. Des collègues, a-t-elle répondu devant cette énième crise de jalousie.

Le couple s’est ensuite dirigé au bar de la ville. Tytti a bu quelques cidres pendant que son mari enfilait les consommations. Au retour, la crise de jalousie est revenue en force. Vers 2 h du matin, les coups ont commencé à pleuvoir. Ils n’ont cessé qu’à 7 h.

« Il est boxeur, alors il sait comment et où frapper pour ne pas que ça paraisse. Il ne m’a presque pas frappée au visage. Il m’agrippait la face à la place », dit-elle.

Plus tard dans la journée, Tytti s’est réveillée alors que son mari lui arrachait ses vêtements. Il l’a ensuite violée.

La femme de 34 ans raconte calmement son histoire en plantant son regard bleu clair dans le nôtre. Des tatouages recouvrent son bras gauche : ils servent à faire oublier les ecchymoses qui l’ont longtemps coloré et qu’elle continuait à voir, même après leur disparition.

Sa chemise à carreaux est ouverte sur un t-shirt à l’effigie de Wonder Woman. Ce n’est pas un hasard : elle confie avoir choisi le chandail expressément pour l’entrevue.

Avant de rencontrer mon ex-mari, j’étais une femme forte. Le genre de femme que personne ne pouvait blesser. Mais quand vous êtes avec quelqu’un comme lui... Les choses se font graduellement. Vous ne comprenez pas ce qui vous arrive.

Tytti Ripatti

Pour Tytti Ripatti, comme pour la plupart des victimes de violence conjugale, cette nuit de Noël était le point culminant d’une longue escalade qui avait commencé trois ans plus tôt, avec des remarques désobligeantes sur ses vêtements et les repas qu’elle cuisinait.

Le côté sombre de la Finlande

Meilleur système d’éducation au monde, faible taux de corruption, généreux congés parentaux : la Finlande est souvent citée en exemple pour ses avancées sociales. Mais Tytti Ripatti est le visage d’une réalité méconnue et nettement plus sombre : le pays affiche un taux de violence conjugale parmi les plus élevés d’Europe.

Pourquoi ?

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Helena Ewalds, responsable du développement pour l’Institut national pour la santé et le bien-être de la Finlande

« Il n’y a pas de réponse facile », affirme Helena Ewalds, responsable du développement pour l’Institut national pour la santé et le bien-être. Cette femme à la fois douce et dynamique dirige les efforts de l’État finlandais contre la violence conjugale.

Mme Ewalds rejette l’idée que la Finlande affiche des taux plus élevés de violence conjugale simplement parce le phénomène y est mieux signalé qu’ailleurs. « Nos chiffres sont plus élevés que ceux des autres pays nordiques, et on sait qu’ils rapportent aussi très bien les statistiques. Notre taux d’homicides, toutes catégories confondues, est aussi plus élevé en Finlande. Il semble y avoir quelque chose dans notre culture », dit-elle.

Helena Ewalds avance une hypothèse dont on discute dans le pays : la guerre. Une guerre civile a déchiré la Finlande en 1918, et le pays a dû se battre contre l’envahisseur russe pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Je pense que plusieurs de nos hommes sont revenus du combat avec des traumatismes qui n’ont jamais été traités correctement », dit-elle. La thèse est que ces traumatismes ont engendré une violence qui, depuis, se transmet de génération en génération. Selon Mme Ewalds, 90 % des victimes de violence conjugale sont des femmes.

Maatu Arkio, responsable du développement des services de l’organisation Victim Support Finland, affirme qu’il n’y a aujourd’hui aucun portrait type de l’homme finlandais violent.

Ce sont tant les jeunes que les hommes des générations précédentes, et on voit des gens avec tous les niveaux d’éducation.

Maatu Arkio, responsable du développement des services de l’organisation Victim Support Finland

L’ex-mari de Tytti Ripatti consommait de l’alcool, en plus de la cocaïne et des amphétamines. « L’alcool et les drogues sont parfois impliqués, parfois non. Dans tous les cas, elles ne sont pas l’explication », tranche Helena Ewalds.

La spécialiste affirme que l’État finlandais a tardé à reconnaître le phénomène et à mettre en place des mécanismes d’aide. « En 2005, quand j’étais au ministère de la Santé, j’étais la seule qui travaillait sur ces questions. Ç’a été une bataille difficile, dans laquelle les organisations non gouvernementales ont aussi fait entendre leur voix », raconte-t-elle.

À ses yeux, la grande victoire est survenue en 2015 quand la Finlande a ratifié la Convention d’Istanbul sur la violence conjugale et la violence faite aux femmes. « La Finlande est un pays qui veut toujours faire les choses correctement. Si nous avons ratifié la convention, il faut maintenant la respecter », dit-elle.

Les refuges pour les victimes, qui étaient en nombre insuffisant, se sont multipliés. Entre 2015 et 2020, le budget qui leur est alloué a bondi de 11,5 millions d’euros à 22,5 millions d’euros (environ 32 millions de dollars).

L’État a aussi pris le contrôle des lignes d’aide téléphoniques, alors tenues par les ONG, et les a fait connaître par des campagnes de sensibilisation. Des professionnels ont été placés au bout du fil, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Des efforts avec la police ont aussi été menés.

On pourrait croire que l’élection d’un gouvernement dirigé par des jeunes femmes serait vue comme une bénédiction ici. Mais Helena Ewalds attend avant de célébrer.

« J’espère que ça aidera, mais ce n’est pas toujours le cas, dit-elle. Nos femmes sont considérées comme fortes et, encore une fois, je pense que ça vient de la guerre. Pendant que les hommes étaient au combat, ce sont elles qui faisaient fonctionner la société. Historiquement, les femmes finlandaises ne sont pas enclines à admettre qu’elles peuvent être des victimes. Cela fait en sorte que les femmes ne soutiennent pas toujours notre travail. »

Pour la femme forte qu’est Tytti Ripatti, la nuit de Noël 2016 a en tout cas amené un constat : elle devait sortir de cette relation toxique. Le suicide lui a un moment paru comme la seule fuite possible. Puis elle a échafaudé un plan. Elle a convaincu son mari d’aller s’installer avec elle dans une maison éloignée de tout. Puis, un jour, elle a pris la seule voiture du couple et s’est enfuie. Elle a porté plainte à la police pour violence conjugale et viol. Son ex-mari est aujourd’hui derrière les barreaux. Tytti, elle, a trouvé un nouveau boulot et un nouvel homme dans une nouvelle ville.

« J’ai peur qu’un jour, il me retrouve et vienne me tuer, dit-elle. Ou qu’il aille voir mon père, ma mère ou ma sœur. Sinon, ça va bien. »

Note : il est difficile de comparer le taux de violence conjugale du Canada et celui de la Finlande parce qu’ils sont mesurés par des enquêtes différentes. Selon l’ONU, 5 % des femmes finlandaises ont rapporté avoir été victimes de violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire intime lors des 12 derniers mois, contre 1,1 % au Canada.