(Paris) Après plus de deux ans d’investigations, l’enquête pour viols visant Tariq Ramadan se concentre sur la question de l’éventuelle « emprise » de l’islamologue suisse sur ses accusatrices, parfois mises en difficulté par des échanges « ambivalents » avec lui.

Une plainte fragilisée

Tariq Ramadan est mis en examen (inculpé) depuis le 2 février 2018 pour « viol » et « viol sur personne vulnérable », pour les faits dénoncés en octobre 2017 par deux premières femmes : Henda Ayari et « Christelle », comme la surnomme les médias.

Un mois après, il a été accusé de neuf viols en 2013-2014 par une troisième plaignante, Mounia Rabbouj, sans être inculpé à ce jour pour ces faits.

L’été dernier, une quatrième femme, « Elvira » (un surnom) a porté plainte pour un viol qu’auraient commis l’islamologue et un de ses amis le 23 mai 2014 au Sofitel de Lyon (centre-est), où cette « journaliste pour une radio lyonnaise » serait venue l’interviewer.

« C’est allé très vite, c’était d’une violence inouïe », écrit-elle dans sa plainte. « Je n’ai pas pu crier tellement j’étais sidérée […] il m’a mordue et m’a frappée au visage, puis il a éjaculé. »

Le parquet de Paris avait immédiatement demandé aux juges d’examiner les faits.

Une plaignante peu crédible

Mais après six mois d’enquête, la brigade criminelle n’a rien corroboré de ce récit ni trouvé trace de la présence de l’intellectuel à Lyon à cette période, selon les investigations dévoilées par Le Monde.

Inconnue de la commission de la carte de presse, « Elvira » compte une dizaine de condamnations à de la prison, notamment pour dénonciation calomnieuse et escroqueries, ainsi qu’agression sexuelle sur une codétenue.

Plusieurs tentatives pour l’auditionner ont échoué et elle ne s’est pas présentée chez les juges mi-janvier. L’un de ses avocats, Philippe Soussi a pris la décision « de ne plus intervenir dans cette procédure », a-t-il déclaré à l’AFP.

L’enquête est plus avancée concernant les deux premières accusatrices, Henda Ayari et « Christelle ».

Des échanges « ambivalents »

Dans leurs plaintes, elles décrivaient une romance en ligne basculant dans un viol d’une extrême violence lors d’une première rencontre, respectivement en 2012 et 2009, tandis que Tariq Ramadan niait tout rapport.

Mais la révélation, fin septembre 2018, d’abondantes correspondances sexuelles a obligé chacun à changer de version.

PHOTO D’ARCHIVES JOEL SAGET, AFP

L’écrivaine féministe française Henda Ayari.

Le prédicateur plaide désormais des « relations de domination », rudes, mais « consenties ». Quant aux deux femmes, elles ont dû s’expliquer sur ces échanges, jugés « ambivalents » et « fluctuants » par les enquêteurs.

« Ces SMS ne sont que du sexe cru et direct », « comment pouvez-vous […] dire qu’il n’y allait pas avoir de sexe » lors du rendez-vous, s’étonne la juge lors d’un interrogatoire musclé de « Christelle », le 16 janvier.

« C’est comme si mon cerveau avait été lavé, je n’arrive pas à comprendre », répond-elle, affirmant être entrée dans le jeu, sous « pression » et à cause de « l’endoctrinement religieux ».

« Je n’étais pas contre une éventuelle relation sexuelle avec lui. Mais pas dans la façon que ça s’est déroulé », dit-elle. « Ce que j’ai vu sur son visage, c’était de la violence pure, ce n’était pas ce que je souhaitais ».

« J’ai senti ta gêne », « désolé de ma violence », reconnaissait Tariq Ramadan par SMS le lendemain des faits. « Je tiens à toi, tu me plais », lui répondait-elle, avant des messages alternant « reproches » et apaisement. Dictés, selon elle, par la crainte de représailles.

Henda Ayari, elle, avait proposé un nouveau rendez-vous sexuel à l’intellectuel. « Je me disais que si j’avais été à la hauteur, il ne m’aurait pas tapée, pas forcée, et pas violée », a-t-elle déclaré. « Je voulais me rattraper. J’avais la hantise de perdre ce lien. J’étais sous son emprise ».

Pour retenir la qualification de viol, punie jusqu’à 15 ans de réclusion criminelle, les juges doivent démontrer que les pénétrations sexuelles ont été imposées « par violence, contrainte, menace ou surprise », selon le Code pénal.

Une expertise sur « l’emprise »

Si la jurisprudence reconnaît dans certains cas l’existence d’une « contrainte morale », elle reste toutefois difficile à prouver et fait l’objet d’âpres batailles judiciaires.

Pour affronter cette question, centrale pour l’issue de ce dossier, les juges ont donc demandé à un expert judiciaire réputé, le psychiatre Daniel Zagury, de déterminer si les liens instaurés par M. Ramadan avec ces femmes « relèvent d’une relation d’emprise ».

Au-delà des conclusions de l’expert, attendues fin avril, « ce qui est spécifique au dossier Ramadan, c’est que le schéma est répété », souligne aussi une source proche du dossier.

De fait, les investigations ont permis d’identifier une dizaine de femmes, souvent grâce aux photos dénudées retrouvées sur l’ordinateur de l’islamologue, et de les interroger sur leurs relations sexuelles avec lui.

Parmi elles, le parquet a demandé l’été dernier aux juges d’examiner le cas de deux victimes potentielles.

Aux enquêteurs, les deux femmes ont raconté en février 2019 comment ce « manipulateur » les avait entraînées chacune, en 2015 et 2016, dans une relation « dominant-dominé » virtuelle avant un rendez-vous brutal. « Je lui demandais d’être plus doux, mais il me disait : “C’est de ta faute, tu le mérites” […] et qu’il fallait obéir », a rapporté la première.

« C’est d’un autre ordre qu’un viol physique, […] il y a un viol moral », a expliqué la seconde. « Mais cette relation a été consentie, oui. Il faudrait une autre infraction pour ce genre de personne », a-t-elle ajouté.

Âgée de 37 ans, elle est la cinquième femme en France à porter plainte contre l’islamologue. L’autre femme n’a pas répondu aux sollicitations des juges.