(SOUTHAMPTON) Dans des centres commerciaux, des bureaux et des pubs, de petits nuages blancs sortent de la bouche et du nez de fumeurs avant de se dissiper dans l’air ambiant.

Nous ne sommes pas en 1973, mais dans le Royaume-Uni de 2019, au paradis du vapotage.

Alors que l’Amérique du Nord observe la cigarette électronique avec méfiance – certains États américains allant jusqu’à en bannir complètement la vente –, les autorités de santé publique britanniques l’accueillent à bras ouverts. Elles en font ouvertement la promotion comme outil d’abandon du tabagisme.

Résultat : les Britanniques adoptent ces appareils plus rapidement que quiconque sur la planète. Ils sont omniprésents chez eux.

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Les Britanniques adoptent les cigarettes électroniques plus rapidement que quiconque sur la planète.

« Nous sommes plus ouverts aux cigarettes électroniques que les autorités de santé publique d’Amérique du Nord, mais seulement parce qu’ici elles font partie d’une stratégie plus large pour aider les fumeurs à arrêter et les jeunes à ne jamais commencer », a affirmé Deborah Arnott en entrevue avec La Presse. Elle dirige Action on Smoking & Health (ASH), principal groupe antitabac du pays.

Selon elle, en ce moment, le Canada « se rapproche de l’approche britannique ».

En 2015, Londres a publiquement évalué que le vapotage était au moins 95 % plus sûr que la cigarette, un chiffre dont il ne s’est pas écarté depuis et sur lequel il se base pour rassurer ses citoyens. « Il n’y a aucune situation dans laquelle votre santé se portera mieux en continuant de fumer plutôt que de passer au vapotage », indiquent les communications publiques du ministère de la Santé, qui a refusé la demande d’entrevue de La Presse. « Tous les produits vendus au Royaume-Uni sont bien contrôlés. »

Londres a même exclu ces petits appareils de sa législation antitabac, permettant du même coup leur utilisation à l’intérieur de lieux publics – sauf si le propriétaire s’y oppose. Résultat : une décennie après l’interdiction de la cigarette à l’intérieur de lieux publics, en 2007, les petits nuages blancs y sont maintenant de retour.

« Une campagne de peur massive »

Mi-septembre dernier. Les craintes des Américains sont au plus fort après une vague de décès de vapoteurs qui laisse craindre le pire – en date d’aujourd’hui, ils sont 40 à avoir perdu la vie, pour la plupart parce qu’ils auraient utilisé des liquides à vapoter contenant l’ingrédient actif du cannabis.

Comme si cette crise n’était pas suffisante, une autre éclate à peu près au même moment : des signes trahissent une véritable « épidémie » de vapotage dans les cours d’écoles américaines, où la cigarette électronique est devenue un symbole de prestige. Même Donald Trump s’en mêle et menace d’interdire purement et simplement la vente de liquide aromatisé à la grandeur du pays si le bilan de l’industrie ne s’améliore pas.

Pour Deborah Arnott, d’ASH, les États-Unis se sont toutefois eux-mêmes mis dans le pétrin avec leur approche prohibitionniste. Londres a plutôt décidé d’encadrer strictement le contenu des liquides à vapoter et de communiquer de façon positive sur ces nouveaux appareils. Mais pas positive pour tout le monde.

Ici, c’est promu comme des appareils utilisés par des adultes ennuyants qui veulent arrêter de fumer. Aux États-Unis, il y a une campagne de peur massive. Je m’inquiète de la possibilité qu’en fait, ce message en fasse un produit attrayant pour les jeunes.

 Deborah Arnott, d’Action on Smoking & Health

Elle donne l’exemple d’une publicité américaine montrant (en contre-exemple) des jeunes vapotant, assis sur une chaîne de trottoir. « Ils avaient tous l’air très cool, très attirants », a-t-elle ajouté.

Selon les données d’ASH, l’utilisation de vapoteuses par les enfants est tellement marginale qu’on ne peut parler de problème. Et ce n’est pas comme si l’organisation tentait de se défiler : rapidement après l’arrivée massive de la cigarette électronique sur le marché, elle a étudié ce point particulier. Sans résultats.

Croissance marquée

À Southampton, dans le sud de l’Angleterre, les installations de British American Tobacco sentent le tabac séché. Il y a encore une quinzaine d’années, les cigarettes sortaient de cette usine par dizaines de milliards chaque année. La production a été délocalisée, un centre de recherche et des bureaux administratifs ont remplacé les chaînes de production.

Dans un corridor de l’édifice, l’entreprise expose une petite machine de bois et d’acier, qui servait à fabriquer les cigarettes au début du XXe siècle.

Un contraste frappant avec le bureau ultramoderne – d’un blanc presque aveuglant – de David O’Reilly. Il est le directeur de la recherche de British American Tobacco (BAT) et siège à son conseil d’administration.

Lui-même ex-fumeur, il utilise dès qu’il en ressent le besoin l’une des différentes vapoteuses qui entourent son ordinateur.

« En 2017, nos revenus tirés de ces produits étaient d’environ un demi-milliard de dollars, d’un milliard en 2018, et la compagnie fait environ 24 milliards par année. Nous voulons atteindre 5 milliards d’ici 2023-2024 », a-t-il expliqué en entrevue avec La Presse.

PHOTO PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD, LA PRESSE

David O’Reilly, directeur de la recherche de British American Tobacco

Ça deviendra nos produits les plus importants. C’est le futur de notre industrie. […] Nous voulons toujours faire des affaires dans 100 ans.

David O’Reilly, de British American Tobacco

Dans des locaux tout près, des scientifiques testent les différents liquides à cigarettes électroniques que British American Tobacco développe pour la mise en marché. Des robots « vapotent » – un mécanisme pressant le bouton de l’appareil avant qu’un autre n’aspire – puis un filtrant servant de poumon est analysé.

PHOTO PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD, LA PRESSE

Aperçu du laboratoire de British American Tobacc, où des scientifiques testent différents liquides à cigarettes électroniques

De multiples décisions de justice partout dans le monde ont confirmé que c’est dans ce genre d’installations que des scientifiques avaient établi le danger du tabac bien avant qu’il ne soit admis par leurs employeurs.

« La société ne peut pas attendre »

Cette fois, pas de cachette, jure M. O’Reilly. « Nous ne disons pas que ces produits sont sécuritaires, très peu de produits le sont de façon absolue. Nous disons que ces produits sont plus sûrs ou ont le potentiel d’être plus sûrs que de fumer des cigarettes », a-t-il dit, expliquant que BAT ne pouvait pas attendre le résultat d’études épidémiologiques – effectuées sur des décennies – avant de se lancer dans ce marché.

Pas seulement l’entreprise, selon lui. « La société ne peut pas attendre 30 ou 40 ans, parce qu’à moins d’une intervention immédiate, un milliard de fumeurs vont mourir de façon prématurée au XXIe siècle, 10 fois plus qu’au XXe siècle. »

Pour une fois, ASH est d’accord avec un cigarettier. « Écoutez, [la cigarette] est le produit légal le plus dangereux. Plus de la moitié des fumeurs invétérés meurent de maladies liées au tabagisme – des choses horribles », a dit Deborah Arnott. « Nous ne disons pas que les cigarettes électroniques sont sans danger ou que vous devriez vous mettre à vapoter si vous ne fumiez pas avant. Mais si vous fumez, la meilleure chose à faire est d’arrêter et le vapotage peut aider. »