(Bruxelles) Frontières fermées, masques détournés, partage de la dette… L’Union européenne montre des signes de fracture depuis le début de la crise du coronavirus. Comment interpréter ce manque de solidarité, dénoncé notamment par l’Italie ? Réponses de Sylvain Kahn, spécialiste des questions européennes à Sciences Po Paris.

Plusieurs ont dénoncé l’individualisme de certains pays de l’Union européenne (UE) depuis le début de l’épidémie sur le Vieux Continent. Cette critique vous semble-t-elle justifiée ?

Sur le plan de l’aide d’urgence, effectivement, pendant une ou deux semaines, les États membres n’ont pas été très solidaires les uns des autres. Chaque pays, confronté à cette crise sans précédent, s’est d’abord assuré qu’il avait chez lui de quoi subvenir à ses propres besoins. On a mis en avant les cas de cargaisons de millions de masques envoyés par la Suède à destination de l’Italie, qui ont été réquisitionnés par la France, par où ils transitaient. La manière peut paraître égoïste. Mais la France a vite rectifié le tir. Elle a restitué les masques…

Que révèlent, selon vous, ces réactions initiales ? Pourquoi les États membres de l’UE n’ont-ils pas réagi en bloc ?

Je pense qu’il y a d’abord eu un réflexe de sauve-qui-peut généralisé. Cela dit, il est important de rappeler que les politiques de santé publique sont du ressort des États membres et non de l’UE ! C’est pourquoi la Commission européenne n’a pas le pouvoir de sanctionner. Elle pouvait cependant appeler chacun à des comportements plus rationnels et plus civilisés, pousser les États membres à se coordonner. Ce qu’elle a fait.

Une dizaine de pays ont aussi introduit des contrôles aux frontières. Jusqu’à quel point ces décisions vont-elles à l’encontre des principes de base de l’espace Schengen, qui prône la libre circulation des personnes au sein de l’UE ?

Le règlement de l’espace Schengen prévoit la possibilité, pour un État membre qui l’estimerait nécessaire, de fermer ses frontières parce que confronté à une menace grave… et cela inclut la menace sanitaire. Maintenant, cela ne veut pas dire que ce choix ne doit pas être débattu. Par rapport à l’esprit et aux acquis de la construction européenne, je pense que la fermeture des frontières est un signal beaucoup plus régressif que les premières manifestations de sauve-qui-peut généralisé qui ont duré 15 jours. Derrière cette décision, il y a l’idée, plus profonde, qu’on s’en tirerait mieux face à certaines crises en s’isolant. La libre circulation des personnes est effectivement une des raisons d’être de la construction européenne. Donc, il faut être vigilant…

Faut-il y percevoir le début de la fin de l’UE, comme l’ont affirmé certains observateurs ?

C’est ce qu’on entend dans les médias chaque fois qu’il y a une crise. Sauf qu’on n’interroge pas les gens ! Je continue à penser que pour beaucoup d’Européens, pas partout mais tout de même, la devise du « Un pour tous, tous pour un » paraît relever du bon sens.

Les Italiens, pour leur part, semblent avoir été particulièrement déçus par la réponse initiale de l’UE. Certains maires ont carrément retiré le drapeau de l’UE lors de cérémonies en hommage aux victimes du coronavirus…

C’est manifeste. Il y a un vrai débat dans l’opinion publique en Italie sur la déception causée par l’Europe. Les Italiens ont été très échaudés par l’absence de solidarité, bien réelle, des Européens pendant la crise des migrants. Alors ils ont tendance à voir de manière encore plus grossie le manque de solidarité initial des autres pays pendant l’épidémie. Les souverainistes sont à la manœuvre sur ce terrain-là. Je pense en particulier au parti Fratelli d’Italia et sa leader Giorgia Meloni, qui fait 10 % dans les sondages et passe son temps à dire le mal qu’il pense de la construction européenne.

Quels choix devra faire l’UE pour sortir de cette crise moins démunie ?

Les réponses qui sont en train d’être apportées sont imparfaites. C’est un « work in progress », parce que personne n’était préparé à ce qui se passe en Europe. Les pays européens paient aujourd’hui les conséquences de leurs choix de politique publique, qui passait notamment par la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux. Il a été considéré comme rationnel de ne pas financer des stocks importants de masques ou la production de respirateurs…

Il y a deux conclusions à tirer de ça. La première, c’est qu’on a fait trop confiance à la mondialisation du commerce et de la production. La seconde, c’est qu’on n’a pas de stocks, parce que cela coûte très cher et que cette gestion demande beaucoup de logistique et d’anticipation. S’il y a bien quelque chose qu’on peut mutualiser à l’échelle européenne, c’est bien le stockage de matériel médical dont on n’a jamais besoin, mais qu’il faut avoir sous le coude en cas de crise.

Et la mutualisation de la dette ? Certains États-membres, dont l'Italie, l'Espagne et la France, appellent à la création de « corona bonds » (obligations communes européennes) pour faire face aux conséquences de cette crise sanitaire exceptionnelle. Mais il semble que ce plan de relance économique ne fasse pas l'unanimité.

Tout le monde, en effet, n’a pas la même opinion sur la question. Les États « vertueux », comme les Pays-Bas, s'opposent à la création d’obligations, mais s’opposent aussi à un recours au fonds de sauvetage de la zone euro (Mécanisme européen de Stabilité, ou MES, soit une ligne de crédit pour les pays en difficulté), si celui-ci n'est pas assorti de conditions et de réformes structurelles très strictes...

Personnellement, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas créer des obligations comme les « corona bonds », puisque tout le monde est touché par cette crise et qu’aucun État n’est pire qu’un autre. Je ne peux prédire, mais à mon avis, c’est ce qui va se passer. La commission européenne et la Banque centrale européenne vont déjà très loin dans ce sens. Le pacte de stabilité de Maastricht vient d’être suspendu, la législation sur les aides d’État vient d’être assouplie. Je peux me tromper. Je pense que ça va s’imposer. Le jour où l’UE émet des bons du trésor, c’est le succès garanti.