Jamais contents, les Français ? Et pour cause. Dans son livre Le délicieux malheur français, Denis Olivennes expose les raisons de cette insatisfaction permanente. Selon lui, la colère de nos cousins de l’Hexagone ne relèverait pas d’un trait culturel, mais d’un modèle social mal foutu qui ne tient plus la route aujourd’hui. La Presse a rencontré l’essayiste et patron de presse à Paris, entre deux manifs contre la réforme des retraites…

La Presse : L’année 2019 a commencé avec la crise des gilets jaunes et se termine avec les grèves sur la réforme des retraites. Vu du Québec, on a l’impression que les Français ne sont jamais, mais alors jamais contents…

Denis Olivennes : On pourrait le croire quand on regarde les grandeurs économiques qui caractérisent la France. Nous sommes bien classés au niveau de la richesse par habitant. Nous sommes parmi les pays les moins inégaux du monde. Notre taux de pauvreté est l’un des plus faibles d’Europe. Malgré tout, on voit bien l’insatisfaction des Français, leur pessimisme, leur négativité. D’où vient ce contraste ? Comment se fait-il que nous ayons les dépenses sociales du Danemark, mais le niveau de malheur du Mexique ?

LP : Est-ce un trait culturel ? Êtes-vous des râleurs invétérés, des « Gaulois réfractaires », comme le pensent certains ?

D.O. : Je ne crois pas que ce soit culturel. Je pense qu’il y a de vrais motifs à cette dissonance entre la réalité économique et la perception sociale. Cela tient au fait que le modèle social français, auquel nous sommes très attachés, qu’on a inventé en 1945, qu’on n’a cessé d’enrichir depuis, a en fait été mal fabriqué. Ça ne s’est pas tellement vu pendant les trente glorieuses (1945-1975) parce qu’il y avait beaucoup de croissance, beaucoup d’argent à redistribuer, donc tout le monde était content. Mais depuis une trentaine d’années que la croissance s’affaiblit, tout à coup les défauts du modèle jaillissent.

LP : Quels sont ces défauts ?

D.O. : Notre modèle social pose trois problèmes majeurs. En fait, il trahit trois promesses majeures qui ont été faites au moment où on l’a construit.

La première, c’est la promesse méritocratique, c’est-à-dire que chacun va pouvoir s’élever par le travail et l’éducation. Or, le système éducatif français a énormément failli. La conséquence, c’est qu’en France, il faut en moyenne six générations pour passer des classes pauvres aux classes moyennes. On n’a pas d’ascenseur social, on a un interminable escalier en colimaçon.

La deuxième promesse trahie, c’est qu’on a massacré les classes moyennes au lieu de les consacrer. D’un côté, on a les plus riches qui ont profité des libéralisations successives, de l’autre, on a les plus pauvres qui sont bien protégés par notre système de protection sociale. Au milieu, il y a une vingtaine de millions de Français des classes moyennes qui paient des impôts et dont les revenus ont par ailleurs faibli très fortement au cours des 20 dernières années. Ils ne sont pas représentés politiquement ni syndicalement. Ce sont les mal servis du système français. C’est ce qui a donné la crise des gilets jaunes, le Mai 68 des classes moyennes…

LP : Et la troisième promesse ?

D.O. : C’est peut-être la plus importante et on voit la difficulté actuellement avec la crise des retraites. Notre système est fragmentaire. Il compte 44 régimes de retraite, 300 systèmes d’assurance maladie, 500 niches fiscales… Cela veut dire que deux Français, assis comme vous et moi en face de l’autre, qui ont à peu près les mêmes revenus, font à peu près le même métier, ont des carrières pas très différentes, mais ne l’ont pas fait au même endroit, pas au même moment, peuvent ne pas payer les mêmes impôts, ne pas payer les mêmes cotisations, ne pas recevoir les mêmes pensions de retraite, ne pas recevoir les mêmes remboursements d’assurance maladie.

LP : Ce qui attise la jalousie et le ressentiment, écrivez-vous…

D.O. : Oui. Contrairement aux pays scandinaves qui dépensent de manière très unitaire, notre système sépare les gens des autres. Ça attise les rivalités, les injustices, le ressentiment, la violence. On est en train de devenir une gigantesque association de détestation mutuelle. On a inventé quelque chose qui est incroyable : l’égalité injuste ! Sur papier, on est égaux, mais dans la réalité, les gens ne se perçoivent pas comme étant dans un pays égalitaire.

LP : C’est un peu ce qu’essaie de changer Emmanuel Macron avec sa réforme sur les retraites, non ?

D.O. : Oui. Le projet du gouvernement, qu’il a peut-être mal expliqué, qu’il a peut-être mal géré tactiquement, qu’il a peut-être mal négocié, c’est de dire : on passe de 44 systèmes de retraites à un seul. C’est plutôt intelligent et juste, mais vous voyez les difficultés qu’il a à faire passer cette réforme !

LP : Pourquoi tant de résistance, si cela permet d’aplanir les inégalités et de rendre le système moins opaque ?

D.O. : D’abord, je ne sais pas si ce sont tous les gens qui sont en résistance. Il y a surtout une surdétermination de ceux qui sont les bénéficiaires du système actuel, c’est-à-dire ceux qui profitent des régimes dits « spéciaux », comme la SNCF (chemins de fer), la RATP (transports en commun parisiens), EDF (compagnie nationale d’électricité), les services publics et les fonctionnaires. Le surcroît de ces régimes par rapport au régime général est d’une quarantaine de milliards d’euros par an. C’est beaucoup. Ces personnes-là ne sont pas la majorité. Mais ils défendent leurs avantages acquis.

LP : Malgré tout, la mobilisation est soutenue par une majorité de la population. Pourquoi ? Attachement viscéral au fameux « modèle français » ?

D.O. : Est-ce qu’il y a un attachement symbolique au modèle ? Oui, sans doute. Mais c’est surtout un cercle vicieux. Les malfaçons de notre modèle ont créé la méfiance et la méfiance empêche de réformer le système parce qu’il n’y a pas de confiance. Pas de confiance dans les hommes politiques. Pas de confiance dans les institutions. On est l’un des pays dans lequel le niveau de méfiance est le plus élevé du monde. C’est aussi un pays secoué par la mondialisation, la construction européenne, un peu vidé de sa substance et de son identité française. Cela désunit et rend le tout très difficile à manœuvrer.

LP : Dans ce contexte, quelles solutions proposez-vous ?

D.O. : Cela passe entre autres par un travail de reconstruction de l’école, l’unification des systèmes de retraite et d’assurance maladie, la simplification de notre fiscalité… Il faut que cette idée du malheur français, que nous nous posons nous-mêmes, se développe et qu’on arrête de dire qu’on est des Gaulois réfractaires. Il faut être capable d’expliquer de manière systématique qu’on peut dépenser autant, mais mieux, et avoir une dépense plus juste.

En ce sens, je me place sur un axe scandinave plutôt social-démocrate. Je crois que c’est ce que Macron a envie de faire, mais il ne l’a pas bien expliqué. D’ailleurs, il n’est peut-être pas très clair lui-même. S’il avait fait le choix plus clairement d’une stratégie scandinave, il ne se serait pas fait accuser d’être le président des riches.

Cela dit, ce n’est pas un truc qui se fera en trois jours. Et c’est effectivement beaucoup plus facile à dire qu’à faire !

En chiffres

23

La France était, en 2017, le 23e pays le plus riche du monde en vertu de son PIB.

1

En 2018, la France est le pays de l’OCDE dont les dépenses sociales sont les plus élevées en proportion de sa richesse nationale (31,2 %). C’est cinq ou six points de plus que la Suède et l’Allemagne. Et cela en partie à cause des retraites, qui représentent 14 % du PIB.

21

Selon les Nations Unies, la France est au 21e rang mondial pour le bien-être de ses habitants, 9e en Europe.

41

Selon une enquête de l’institut BVA sur le niveau de bonheur en 2018, la France se situait au 41e rang sur 55 pays étudiés. Selon cette même enquête, 33 des pays plus heureux que la France sont aussi moins riches que la France.

Source : Le délicieux malheur français (Albin Michel)