L’ex-diplomate du Canada à Prague Pierre Guimond se rappelle la frénésie entourant la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie et la montée du plus connu des dissidents tchèques, le dramaturge Václav Havel.

Il y a eu la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Puis les dominos des dictatures communistes de l’ex-bloc soviétique se sont mis à s’écrouler en cascade. Fraîchement nommé à l’ambassade du Canada à Prague, l’ex-diplomate Pierre Guimond a vu s’effondrer en quelques semaines l’un des régimes communistes les plus durs en Europe de l’Est, celui de la Tchécoslovaquie.

Arrivé dans ce premier poste à l’étranger en août 1988, Pierre Guimond s’est vite habitué aux manifestations sporadiques où l’on retrouvait quelques centaines de dissidents, toujours les mêmes. Tout pouvait servir de prétexte à un rassemblement public. Même la commémoration annuelle de la mort de John Lennon, se souvient-il.

Puis, le 17 novembre 1989, tout a déboulé. C’était la Journée internationale des étudiants. À Prague, plusieurs dizaines de milliers de jeunes commémoraient ce jour-là le 50e anniversaire des protestations étudiantes contre l’invasion nazie.

Débordée, la police réagit avec brutalité. La rumeur de la mort d’un manifestant, qui sera plus tard démentie, renforce la détermination des étudiants.

Le 18 novembre, Pierre Guimond assiste à la première conférence de presse du plus connu des dissidents tchèques, le dramaturge Václav Havel. « Ça s’est passé dans son appartement, il y avait quelques journalistes étrangers. Václav Havel a annoncé la formation du Forum civique, mouvement citoyen qui allait se transformer en un parti politique. Il a expliqué qu’il y aurait des manifestations tous les jours », se souvient l’ancien diplomate.

À partir de là, tout s’est ensuite déroulé à une vitesse folle. La foule sur la place Venceslas gonflait de jour en jour. Le 21 novembre, il y avait 200 000 personnes. Quelques jours plus tard, ils étaient 800 000 à crier « Liberté ! » et à réclamer le départ du gouvernement communiste et la tenue d’élections libres.

La grande question, c’était de savoir si l’armée allait tirer sur les manifestants, et aussi ce que feraient les soldats soviétiques postés en Tchécoslovaquie.

Pierre Guimond, ex-diplomate du Canada à Prague

L’inaction de Moscou face à l’ouverture du mur de Berlin encourageait les protestataires.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Václav Havel, nouvellement choisi par l’Assemblée fédérale comme président intérimaire de la Tchécoslovaquie, le 29 décembre 1989, salue la foule massée devant le balcon du palais présidentiel, à Prague.

Pierre Guimond avait alors des contacts réguliers avec Václav Havel, le dissident qui était sur le point d’accéder à la présidence.

« Havel nous disait qu’il n’avait pas de plan précis, qu’il s’ajustait de jour en jour. Personne ne savait jusqu’où ça irait. »

Frénésie

Rapidement, le pouvoir comprend qu’il ne pourra pas contenir la révolte. Même les médias du régime ont abandonné la censure pour diffuser les évènements sans le filtre du Parti communiste.

Le 21 novembre, le chef du Parti communiste quitte son poste. Et le gouvernement accepte de tenir une « table ronde » avec les dissidents, selon un modèle testé quelques mois plus tôt en Pologne.

C’étaient des jours frénétiques. « Le Forum civique s’était installé dans un ancien théâtre, la Lanterne magique, avec à peine deux lignes téléphoniques », se remémore Pierre Guimond qui avait pour mission, en ces jours échevelés, de suivre les négociations entre le Parti communiste et le Forum civique pour en rendre compte à Ottawa.

« Il se passait des choses tous les jours, on courait de droite à gauche. »

PHOTO FOURNIE PAR PIERRE GUIMOND

De gauche à droite, le diplomate Pierre Guimond, Václav Havel, nouvellement élu à la présidence de la Tchécoslovaquie, et son conseiller en affaires internationales Sacha Vondra

Le 24 novembre, le comité central du Parti communiste démissionne en bloc. Le 26, le Forum civique présente ses demandes et réclame une nouvelle Constitution et des élections libres. Le 29, le Parlement abolit le rôle dirigeant du Parti communiste, ce qui ouvre la voie au multipartisme. Et un mois plus tard, le 29 décembre 1989, l’Assemblée fédérale, pourtant dominée par les communistes, choisit Václav Havel comme président intérimaire de la Tchécoslovaquie, en attendant les élections libres qui auront lieu six mois plus tard.

Il aura suffi de deux semaines pour venir à bout d’un régime pro-Moscou qui aura régné sur le pays pendant quatre décennies. Selon Pierre Guimond, au moment où l’Histoire s’est emballée, personne ne pouvait prédire un tel dénouement.

Rapidement, les gens ont eu l’impression qu’on ne pouvait plus revenir en arrière, que le système soviétique ne pouvait pas revenir. Mais comment les choses allaient-elles évoluer ? Quel régime le remplacerait ? Tout allait trop vite, on n’avait pas le temps de penser aux détails.

Pierre Guimond, ex-diplomate du Canada à Prague

Trente ans plus tard, la République tchèque, divorcée de la Slovaquie, est dirigée par Miloš Zeman – un président populiste, anti-immigration et pro-Poutine. Un président qui a déjà déclaré qu’il fallait « liquider les journalistes ».

Son premier ministre, Andrej Babiš, est un milliardaire soupçonné d’avoir détourné des fonds de l’Union européenne.

Comment en est-on arrivé là, en l’espace de moins de deux générations ?

« À l’époque, les dissidents avaient une image un peu romantique de la démocratie, mais personne n’avait écrit le manuel de la transition du communisme vers un régime démocratique », note Pierre Guimond.

Personne, surtout, n’avait prévu la brutalité de cette transition.

« Les gens s’imaginaient qu’ils deviendraient rapidement riches, heureux et libres. En réalité, les retraités ont rapidement perdu leurs retraites, les pauvres sont devenus extrêmement pauvres, mais ils ont vu des gens qui avaient jusque-là le même niveau de vie qu’eux devenir rapidement extrêmement riches. »

Vision de l’avenir

Pierre Guimond se souvient aussi avoir lancé, avec des interlocuteurs tchécoslovaques, l’hypothèse qu’un jour leur pays deviendrait une terre d’accueil pour des immigrés.

« Pour eux, c’était tout simplement inconcevable, ils n’arrivaient pas à comprendre l’attractivité potentielle de leur pays, et le rejet de l’Autre était déjà perceptible », note l’ancien diplomate.

Ce dernier est rentré à Ottawa un an après la révolution de velours, pour suivre une région du monde qu’on lui avait décrite comme très calme – mais qui allait bientôt être rattrapée par les turbulences de l’Histoire : les Balkans…