Cinq mois après les dernières élections, le Parlement belge est toujours tiraillé par un jeu d’alliances qui ne fait pas de gagnants, après être passé à travers une autre longue période sans gouvernement. En toile de fond de cette instabilité politique, la montée d’un parti d’extrême droite et séparatiste flamand, qui rappelle une fracture identitaire latente au sein de la population.

« Il n’y a pas de sentiment d’urgence »

Cinq mois après les élections, la Belgique n’a toujours pas
de gouvernement. Alors que les négociations piétinent pour former une coalition,
la population hausse les épaules…

C’est une nouvelle qui n’aurait sans doute pas échappé à Tintin reporter. Pour la première fois depuis l’année de sa création, en 1830, la Belgique est dirigée par une femme.

Ancienne ministre du Budget, la libérale Sophie Wilmès vient en effet d’être nommée première ministre, succédant à Charles Michel, qui devient pour sa part président du Conseil européen. Elle doit exercer la fonction par intérim, dans l’attente de la formation d’un nouveau gouvernement. Mais cela pourrait durer plus longtemps que prévu.

PHOTO FRANÇOIS LENOIR, ARCHIVES REUTERS

Sophie Wilmès, première ministre de Belgique

Voilà plus de 300 jours, déjà, que le pays est dirigé par un gouvernement de transition, dit « d’affaires courantes ». Soit 150 jours depuis les élections du 26 mai 2019, auxquels il faut ajouter les 150 jours précédant le scrutin, alors que la Belgique s’était retrouvée sans gouvernement, suite à l’éclatement de la fragile coalition de centre droit animée par les libéraux francophones et la N-VA nationaliste flamande.

Trois cents jours, c’est certes moins que le record de 541 jours établi par la Belgique en 2010-2011. Mais la situation ne semble pas évoluer très vite. À ce rythme, « ce sera au plus tôt sous l’arbre de Noël, mais je crois que même ça, c’est peu probable », résume David Sinardet, politologue à l’Université libre de Bruxelles.

Le problème est tout simple : ça bloque au jeu des alliances.

Jusqu’ici, le premier parti francophone (le Parti socialiste, 20 sièges sur 150 aux dernières élections) et le premier parti flamand (la Nieuw-Vlaamse Alliantie, ou N-VA, 25 sièges sur 150) n’ont pas réussi à jeter les bases d’une coalition, les deux formations, aux antipodes sur le plan idéologique, s’entendant comme chiens et chats. D’un côté un parti francophone, pro-belge avec des valeurs de gauche. De l’autre un parti flamand, indépendantiste, avec des valeurs de droite.

Sans surprise, le leader du PS, Paul Magnette, a clairement affirmé que les deux partis « n’avaient rien en commun ».

« Tout le monde s’en fout »

Il ne faut jamais dire jamais. Entre les branches, on murmure que les deux formations auraient eu des amorces de discussions informelles.

Mais en attendant l’improbable, on constate que cette situation n’émeut guère la population, qui poursuit sa vie comme si de rien n’était.

À Gand, troisième ville de Belgique, derrière Bruxelles et Anvers, les haussements d’épaules se multiplient quand on aborde la question. « Ça ne dérange pas parce que ça ne change rien dans notre quotidien », résume Sara, secrétaire-comptable dans une école primaire.

On a encore notre boulot. On a encore notre maison. Pour nous, il n’y a pas de sentiment d’urgence.

Sara, secrétaire-comptable dans une école primaire de Gand

« Personne ne s’en rend compte, tout le monde s’en fout, ajoute Michiel, cuisinier au Vooruit, cafétéria branchée du centre-ville. Les Belges n’ont pas le tempérament révolutionnaire des Français. On ne va quand même pas monter aux barricades. On se dit : bof, ça va se régler tout seul. »

L’ambiance est, en ce sens, assez différente de 2011, alors que 40 000 personnes étaient descendues dans les rues de Bruxelles pour réclamer un gouvernement. D’autres appels, à l’humour typiquement « belge », avaient aussi saisi l’imaginaire. Une sénatrice avait suggéré que les femmes fassent la grève du sexe tant qu’une solution ne serait pas trouvée, tandis que l’acteur Benoît Poelvoorde avait conseillé aux hommes de ne plus se raser.

Il y avait à l’époque un sentiment que la Belgique était menacée,
ce qui explique la mobilisation.

David Sinardet, politologue à l’Université libre de Bruxelles, à propos des événements de 2011

Rare sursaut de patriotisme, ajoute de son côté Bart Maddens. Selon ce professeur à l’Université de Louvain, le « désintérêt » actuel s’explique plutôt par le fait que les Belges « ne sont pas vraiment fiers » de leur pays.

Il souligne par ailleurs que la Belgique « fonctionne très bien » sans gouvernement fédéral. L’accélération de la décentralisation, obtenue sous la pression des nationalistes flamands, fait que les parlements régionaux de Wallonie et de Flandre ont désormais suffisamment de compétences pour faire rouler la machine. D’où cette large indifférence.

Rapprochement possible ?

Un rapport doit être remis au roi Philippe, lundi, sur la viabilité d’un mariage entre le PS et la N-VA. Certains laissent entendre que les deux « frères ennemis » de la politique belge, qui n’ont jamais gouverné ensemble, pourraient trouver des compromis, la N-VA en cédant du terrain sur les mesures sociales, le PS en musclant son discours sur l’immigration.

D’autres prônent plutôt l’alternative d’une coalition « violette-verte », qui inclurait deux partis de gauche (PS, sp.a), deux partis de centre (MR et Open VLD) et deux partis écologistes (Verts flamands et wallons). Mais cela impliquerait que la N-VA, plus gros parti de Belgique, se retrouve dans l’opposition, un « scénario absolument impensable », selon Jan Jambon, actuel chef du gouvernement régional flamand sous la bannière N-VA.

Pendant que tout ce beau monde continue de chercher la solution, le temps passe. Il est encore trop tôt pour dire si la Belgique battra son propre record, mais rappelons, pour mémoire, que cet exploit a depuis été battu par le Parlement nord-irlandais, qui ne siège plus depuis le 9 janvier 2017, soit très exactement 1021 jours.

Difficile de faire mieux que ça…

Les Flamands et leur (petit) désir d’indépendance

Le vent d’extrême droite qui souffle sur l’Europe n’a pas épargné la Belgique.

Le 26 mai dernier, le Vlaams Belang (Intérêt flamand) a fait une percée spectaculaire, avec plus de 18 % des voix au Parlement flamand. Le parti, ouvertement séparatiste et xénophobe, est ainsi devenu la deuxième force politique de la région néerlandophone, derrière une N-VA en baisse, qui est passée de 32 à 25 % des voix.

PHOTO JONAS ROOSENS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants, dont certains agitent le drapeau de Flandre, participent à un rassemblement organisé notamment par le parti d’extrême droite Vlaams Belang, à Bruxelles, le 16 décembre 2018, pour s’opposer au Pacte mondial
sur les migrations de l’ONU.

Cette performance est en partie attribuable à la nouvelle image, plus « respectable »,
de la formation, désormais dirigée par le jeune Tom Van Grieken.

Elle est aussi le résultat d’un important vote de protestation contre la N-VA (la Nieuw-Vlaamse Alliantie, ou Alliance néo-flamande), le plus gros parti nationaliste flamand, qui a déçu les électeurs de la droite dure avec sa politique de compromis au sein du dernier gouvernement fédéral.

Malgré leurs affinités en matière d’immigration et de souveraineté, il n’est pas question que les deux partis gouvernent ensemble. Le leader de la N-VA, Bart De Wever, a toujours assuré que sa formation, plus modérée, ne franchirait pas le « cordon sanitaire » le séparant de l’ancien Vlaams Blok.

En revanche, le score combiné des deux formations ne laisse pas de doute sur la vitalité du mouvement nationaliste en Flandre.

La N-VA (35 sièges) et le Vlaams Belang (23) détiennent en effet désormais 45 % des sièges au Parlement flamand, une part considérable du gâteau.

Le chiffre est éloquent. Mais apparemment, on est encore loin d’une déclaration d’indépendance. Les sondages indiquent en effet que seulement 15 % des électeurs flamands sont favorables à la séparation pure et dure, des résultats surprenants, considérant la performance des partis nationalistes aux élections.

« C’est un paradoxe », reconnaît Bart Maddens, professeur à l’Université de Louvain. Mais cela s’explique sans doute par le fait que « les gens n’aiment pas le changement » et qu’ils « ont peur » de devoir quitter l’Union européenne avant d’espérer y adhérer de nouveau, ajoute Karl Drabbe, du magazine web Doorbraak.

Que faire de Bruxelles ?

En outre, les interrogations subsistent. Que faire de Bruxelles (majoritairement francophone, mais située en Flandre) en cas de séparation ? Quelles résistances à prévoir sur le plan politique ? Faut-il déclarer l’indépendance unilatéralement ? Dans ce cas, quel soutien attendre de la communauté internationale ? À cet égard, l’exemple de la Catalogne n’est pas très encourageant.

On comprend mieux pourquoi la N-VA ne fait plus la promotion de l’indépendance, qui est pourtant sa raison d’être. Le parti préfère désormais parler de « confédéralisme », modèle préconisant un transfert quasi total du pouvoir aux régions (taxes, pensions, sécurité sociale), tandis que le gouvernement fédéral conserverait les compétences dites « régaliennes » :
la Défense, la Sécurité et les Affaires étrangères.

La N-VA prétend que le confédéralisme n’est qu’une étape vers l’indépendance. Mais la plupart des observateurs y voient plutôt une « stratégie électoraliste » à court terme, voire un simple slogan de « marketing » pour gagner du temps, en attendant de réunir les conditions gagnantes.

À mon avis, l’indépendance est un objectif à très long terme.

Karl Drabbe, du magazine web Doorbraak, à propos de la stratégie politique de la N-VA

Chez les ultranationalistes

Chez les plus radicaux, pourtant, on y croit encore. Une heure passée au café De Leeuw van Vlaanderen, l’un des bastions de l’ultranationalisme flamand à Anvers, permet de constater combien l’impatience règne.

Ici, la décoration ne laisse aucun doute sur l’idéologie dominante. Le blason jaune et noir du lion des Flandres se décline sous toutes les formes, du briquet à la chope de bière, en passant par les drapeaux et les coussins, tandis qu’un « best of » de musique schlager, version flamande du « oum-pah-pah » bavarois, joue à tue-tête en arrière-fond.

L’ambiance est folklorique, mais le discours, colérique. Accoudés au bar, bière à la main, les clients fustigent la N-VA, ces « traîtres », pour avoir mis au frigo son rêve d’indépendance. Sans parler des compromis sur l’immigration, qu’il ne faut « plus tolérer », parce que « les musulmans et nous, comment voulez-vous qu’on s’entende » ?

Voilà pourquoi ils ont voté pour le Vlaams Belang.

Pour reprendre le contrôle. Pour fermer les frontières. Pour retenir l’argent en Flandre, plutôt que d’en faire profiter la région francophone de Wallonie, moins riche et plus durement touchée par le chômage.

« Il n’y a qu’eux qui peuvent nous donner ce pays, lance Pascale, la serveuse. On ne perd pas espoir. »

Le nationalisme flamand dans la lentille d’un Québécois

Il fallait bien un nationaliste québécois pour faire un film sur le nationalisme flamand.
Le cinéaste Jean-Pierre Roy présente actuellement son documentaire Ceci n’est pas un lion en Belgique. La Presse l’a rencontré à Bruxelles.

PHOTO LA PRESSE

Le cinéaste québécois Jean-Pierre Roy, qui présente actuellement son documentaire Ceci n’est pas un lion en Belgique.

Q. Le nationalisme flamand se compare-t-il au nationalisme québécois ?

R. L’élite belge a longtemps été francophone, comme l’élite québécoise a longtemps été anglophone. Les Flamands ont voulu s’émanciper sur les plans culturel, linguistique et économique. Cette prise de pouvoir à l’intérieur du pays ressemble au combat québécois. Là où c’est différent, c’est qu’après cette prise de pouvoir, le Québec a toujours respecté sa minorité anglophone. Ce n’est pas le cas avec la minorité francophone de Flandre, qui n’a aucun droit.

>> Visionnez la bande-annonce de Ceci n’est pas un lion

Q. Comment expliquer cette attitude, alors que les Flamands sont majoritaires en Belgique ?

R. Les Flamands représentent 60 % de la population. Mais ils ont peur de ce qu’ils appellent eux-mêmes la « tache d’huile ». Ils se sentent envahis par les francophones qui envahissent la périphérie de Bruxelles, par ces Wallons « paresseux » qui ne s’intéressent pas à leur langue. Il y a une espèce de ressentiment. Comme les Québécois qui en ont longtemps voulu aux « maudits Anglais » parce qu’il y avait un rapport de domination.

Q. L’indépendance se fera-t-elle un jour ?

R. Je crois qu’ils n’en veulent pas vraiment, d’où le titre du film. Pourquoi quitter un pays dans lequel tu es majoritaire ? Je crois que, pour eux, l’évolution de la Flandre va se faire parallèlement à l’évolution de l’Europe. Le fantasme de Bart De Wewer, c’est que l’Europe devienne de plus en plus régionalisée et que dans cette Europe des régions, la Flandre puisse émerger… Ils ne se voient pas comme des révolutionnaires, mais comme des « évolutionnaires ». Briser un pays, non. Mais à la longue, on va y arriver. À mon avis, c’est de la bouillie pour les chats…