(Gdańsk) À l’été 1989, les Polonais unis autour du mouvement Solidarité (Solidarność, en polonais) ont arraché une cruciale avancée démocratique au régime communiste en obtenant la tenue d’élections. Trente ans plus tard, a constaté notre collaborateur, une lutte fratricide déchire le grand syndicat ouvrier, à l’image d’un pays tiraillé principalement entre les camps nationaliste et libéral pro-européen.

C’était en septembre 1980. Le syndicat Solidarité venait de naître et Anna Maria Mydlarska, jeune témoin de la première heure, était loin d’en imaginer l’ampleur : un mois plus tard, pas moins de 10 millions de Polonais adhéraient à ce mouvement qui allait précipiter la chute du communisme.

« Il y avait un enthousiasme contagieux », raconte cette documentariste devenue interprète pour Lech Wałęsa, icône vivante du mouvement. « C’était beaucoup plus qu’un simple syndicat ouvrier : les intellectuels, les enseignants et étudiants, les membres de l’Académie des sciences… La dissidence était partout, c’était renversant. »

Par la fenêtre de son bureau du Centre européen de la solidarité – une organisation distincte du syndicat Solidarité –, on les aperçoit du coin de l’œil : les grues rouillées des fameux chantiers navals de Gdańsk. C’est dans cette ville portuaire, bordée par la Baltique, qu’est né le premier syndicat indépendant du bloc communiste, devenu le moteur d’une société civile unifiée autour d’un même but : celui de renverser la dictature communiste.

Le triomphe viendra en 1989. Le 4 juin de cette année-là, une brèche démocratique s’ouvre, alors que le régime autorise les premières élections semi-libres. De quoi susciter un engouement dans le reste du bloc de l’Est, au bord de l’éclatement. Six mois plus tard, le 9 novembre, le mur de Berlin tombe.

Lutte fratricide

À l’étage au-dessous, toujours dans le Centre européen de la solidarité, Lech Wałęsa, 75 ans, n’a pas perdu sa forme. Ni sa moustache. Adossée à un portrait du pape Jean-Paul II, entourée des drapeaux polonais et européen, la figure centrale du mouvement durant les années 80 ne regrette rien. « Mon rôle a été d’amener la liberté à la société », explique l’électricien de formation devenu président de la République en 1990. « Et c’est ce que j’ai fait : cela a pu permettre à l’Europe d’effacer les frontières. »

Sur son chandail, on peut lire le mot « Constitution », en polonais. Une façon pour lui de s’opposer au pouvoir actuellement en place à Varsovie « jusque dans le style vestimentaire ». En conflit ouvert avec le parti au pouvoir Droit et Justice (PiS), dirigé depuis 2015 par Jarosław Kaczyński, Lech Wałęsa est dépeint par le gouvernement comme un véritable ennemi, accusé d’avoir été un « agent » du pouvoir communiste.

PHOTO JANEK SKARZYNSKI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Jarosław Kaczyński, leader du parti au pouvoir Droit et Justice (photo prise en 2017)

Aujourd’hui, une lutte fratricide oppose les deux hommes, à l’image d’un pays tiraillé principalement entre les camps nationaliste et libéral pro-européen. D’un côté, il y a les soutiens du PiS, parti ultraconservateur accusé de saboter l’indépendance de la justice et de s’adonner au révisionnisme historique. De l’autre, les cercles de l’opposition, à qui l’on reproche d’être déconnectés des milieux populaires.

« C’est un homme malhonnête, pourfend M. Wałęsa, en faisant référence à Jarosław Kaczyński, lui-même issu également du mouvement Solidarité. Il ne peut pas se positionner autrement qu’avec de la démagogie et du populisme, cela lui permet de se maintenir au pouvoir. »

PHOTO DAWID ZUCHOWICZ, ARCHIVES AGENCJA GAZETA/REUTERS

Lech Wałęsa, ancien président de la Pologne (photo prise en 2018)

« Trahison » des élites

Deux rues plus loin, au siège du syndicat Solidarité, aujourd’hui dirigé par des proches du PiS, les avis diffèrent. « Nous avons bien des raisons d’être satisfaits de la politique du gouvernement actuel », affirme Bogdan Olszewski, secrétaire de la région de Gdańsk, encensant les aides sociales ciblées que le PiS instaure depuis 2015.

Pour le député du pouvoir et ancien président du syndicat Janusz Śniadek, « ce sont les ouvriers et anciens membres de Solidarité qui ont perdu lors de la transition ». Selon lui, un certain sentiment de « trahison vis-à-vis des élites libérales » persisterait au pays. 

Wałęsa raconte qu’il a vaincu le communisme à lui seul, mais il n’a jamais remercié les autres membres du mouvement.

Janusz Śniadek, député du PiS

Marcin Darmas abonde dans le même sens. Pour ce sociologue conservateur de l’Université de Varsovie, le climat de clivage s’expliquerait en partie par les accords de la table ronde de 1989, qui ont abouti à une transition de régime. Selon lui, les « exclus » de ladite transition trouveraient aujourd’hui refuge dans le PiS. « Les grandes figures du mouvement ont été les privilégiés. Mais pour les autres, justice n’a pas été faite. »

« L’atmosphère politique en Pologne est toxique », observe Piotr Grzelak, vice-maire de Gdańsk. En janvier dernier, lors d’un événement caritatif dans cette ville paisible d’un million d’habitants, le maire Paweł Adamowicz a été assassiné par un déséquilibré. Or, pour M. Grzelak, il ne fait aucun doute que « le niveau de discussion arrive à un point où des gens, détraqués ou pas, en viennent à l’idée de tuer quelqu’un pour des motifs politiques ».

Le climat actuel va même jusqu’à déchirer les familles, affirme le politicien proche de l’opposition. « Aujourd’hui, à table, on évite les discussions politiques. Il revient aux deux camps d’apaiser les tensions. »

Dérive autoritaire ?

Certes, la transformation politique depuis 30 ans a été imparfaite, admet le journaliste Konstanty Gebert. « Mais à l’époque, les communistes n’avaient pas l’intention de négocier leur propre fin. C’est cela qui a mis en marche une transition irréversible vers la démocratie », justifie-t-il.

Or, 30 ans plus tard, cette atmosphère d’unité a disparu. « Ce qui est très inquiétant, c’est que cette division en Pologne est profonde et binaire. »

Et le PiS a, selon lui, sa part de responsabilité en revendiquant un certain « monopole » des valeurs et de la représentation populaire. « Ainsi, le PiS crée une division qui n’a existé ni au cours des 30 dernières années de démocratie ni sous le régime communiste », regrette cet ancien membre influent du syndicat, participant des négociations de la table ronde.

À l’aube des élections législatives qui auront lieu à l’automne, il craint que ne s’érige une démocratie « illibérale » en Pologne, à l’instar de la Hongrie. Fort d’une victoire de 45 % aux élections européennes de mai dernier, le PiS se dirige vers une nouvelle victoire, redoute-t-il. « S’ils obtiennent la majorité constitutionnelle, c’est la fin du jeu démocratique. »

La route vers la démocratie

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Lech Wałęsa s’adresse à des travailleurs lors d’une grève aux chantiers navals de Gdańsk, en août 1980.

1980

Après avoir fait la grève aux chantiers navals de Gdańsk, les ouvriers obtiennent le droit de se regrouper autour du syndicat Solidarność (Solidarité), avec Lech Wałęsa à leur tête.

1981

Sous l’impulsion de Moscou, la loi martiale est instaurée en Pologne. Solidarité est délégalisé et ses responsables, emprisonnés, mais le mouvement poursuit ses activités dans la clandestinité.

1989

Autour de la fameuse table ronde, communistes et représentants de Solidarité négocient une transition démocratique pacifique. En juin, Solidarité remporte les premières élections législatives semi-démocratiques, cinq mois avant la chute du mur de Berlin.

1990

Lech Wałęsa est élu président de la République et abandonne la présidence de Solidarité. 

— La Presse et l’Agence France-Presse