Le Parti conservateur britannique, en crise, s’apprête à choisir le successeur de Theresa May.

On ne peut pas vraiment parler de suspense.

Alors que s’amorce la course à la direction du Parti conservateur britannique, l’affaire semble déjà entendue : à moins d’un improbable revirement de situation, Boris Johnson devrait succéder à Theresa May comme leader des tories, ce qui en fera de facto le prochain premier ministre du Royaume-Uni.

Les sondages donnent l’ancien maire de Londres et ex-ministre des Affaires étrangères largement favori devant ses plus sérieux rivaux, le secrétaire à l’Environnement Michael Gove, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Jeremy Hunt et l’ancien ministre du Brexit Dominic Raab.

Johnson jouit d’appuis de plus en plus importants au sein de sa formation politique, et reste le favori des 160 000 militants du parti, qui auront le mot final du 20 juin au 20 juillet, quand il ne restera plus que deux candidats (voir plus bas).

Le vent dans les voiles

Cette popularité peut surprendre, considérant les multiples frasques et impairs diplomatiques de Johnson dans le passé. « BoJo » est souvent vu comme un bouffon, brillantissime certes, mais peu fiable et peu crédible quand il s’agit de passer aux choses sérieuses.

Seulement voilà : le candidat aux cheveux blonds ébouriffés est aussi une bête politique, doté d’instinct et d’un indéniable charisme. Or, c’est exactement ce dont le parti a besoin pour mener à bien le dossier du Brexit, ce que Theresa May n’a pas réussi à faire, contrainte de repousser au 31 octobre la date de sortie, initialement prévue le 29 mars.

« Son charisme lui donne un gros avantage sur les autres », résume Tim Bale, professeur à l’Université Queen Mary de Londres et spécialiste du Parti conservateur britannique. 

« Il lui faudrait vraiment dire quelque chose de stupide pour perdre cette course à la direction. » — Tim Bale

Boris Johnson, qui a officiellement lancé sa campagne hier, se présente comme le candidat le plus compétent pour boucler le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE), sujet central de cette course à la direction, qui se consacre bien peu aux autres enjeux.

Johnson assure que le Brexit aura lieu comme prévu le 31 octobre, quoi qu’il advienne. Et il ne mâche pas ses mots pour convaincre : il menace de ne pas s’acquitter de la facture du Brexit (évaluée entre 40 et 45 milliards d’euros) si l’UE n’accepte pas de revoir l’accord de sortie qui a été rejeté trois fois par le Parlement britannique.

Mais Bruxelles a d’ores et déjà fermé la porte, affirmant que l’accord n’était « pas renégociable ».

Faute d’une entente, BoJo se dit prêt à sortir de l’UE sans accord. Mais on voit mal comment le Parlement britannique, qui est majoritairement contre cette option, avalisera un « no deal ».

Est-il en train de promettre l’impossible ?

« Il dit aux militants ce qu’ils veulent entendre, répond Tim Bale. Jusqu’à quel point cela est-il réalisable ? Cela est une autre question. Mais ils sont tellement désespérés qu’ils sont prêts à faire n’importe quoi pour traverser cette épreuve. Une fois que la question de la direction aura été réglée, sans doute reviendront-ils à une approche plus réaliste face au Brexit. »

Dégelées et déconfiture

Le mot « désespéré » n’est pas choisi au hasard. Selon Tim Bale, le gros bateau des tories n’a jamais été en aussi mauvaise posture.

Le parti vient de se prendre une dégelée historique aux dernières élections européennes, terminant en cinquième position au Royaume-Uni, derrière le Brexit Party, les travaillistes, les libéraux-démocrates et même les verts, avec seulement 9 % des voix. Et cela sans compter son extraordinaire déconfiture aux élections locales du 3 mai, où le parti a perdu plus de 500 élus. On est loin des grandes années de Margaret Thatcher.

« Pour un des plus vieux et des plus importants partis du monde, c’est quand même quelque chose », souligne Tim Bale. 

« Le parti doit faire face à sa plus grande menace existentielle depuis plusieurs décennies, peut-être même depuis le début du XXe siècle. Jamais n’est-il tombé aussi bas en termes de popularité et dans l’estime du public. » — Tim Bale, spécialiste du Parti conservateur britannique

Cette chute est partiellement attribuable aux errances du parti dans le dossier du Brexit. Mais aussi au fait que les tories ne parviennent pas à renouveler leur discours dans une Grande-Bretagne qui change, estime Tim Bale. « Ils ne semblent pas avoir autre chose à offrir aux électeurs que leur obsession sur leur appartenance à l’Europe. »

En ce sens, le choix du prochain leader conservateur va bien au-delà du Brexit. Le successeur de Theresa May devra renflouer le navire et l’emmener vers de nouveaux rivages, faute de quoi le parti continuera à céder du terrain, à sa droite au Brexit Party et à sa gauche aux libéraux-démocrates, ce qui profiterait à l’opposition travailliste et compromettrait grandement ses chances de remporter les prochaines élections générales en 2022… si elles ne sont pas déclenchées plus tôt.

Comme les Dix petits nègres

Le processus de sélection pour la direction du Parti conservateur est unique en Grande-Bretagne. Le tout se déroule sur plus d’un mois, selon un système de tours éliminatoires.

Les 313 députés conservateurs voteront aujourd’hui dans le premier tour. Dix candidats sont sur la ligne de départ. Comme les Dix petits nègres d’Agatha Christie, l’un d’eux tombera au combat, n’en restera plus que neuf.

Les députés tiendront un deuxième tour la semaine prochaine. Le candidat qui finira dernier — ou tout candidat n’ayant pas obtenu 10 % d’appuis — sera éliminé.

D’autres tours seront ajoutés au besoin, jusqu’à ce qu’il ne reste que deux candidats le 20 juin. Les deux finalistes seront soumis à un vote postal ouvert à tous les membres du parti à travers le pays, soit environ 160 000 personnes. Le vainqueur sera connu dans la semaine du 20 juillet.

Tim Bale note que ce processus, implanté en 1998, n’a été utilisé que deux fois, en 2001 et en 2005. Le Parti conservateur était alors dans l’opposition. Les tories étant actuellement au pouvoir, le vainqueur deviendra cette fois automatiquement premier ministre du Royaume-Uni.

Un « passe-droit » qui fait sourciller l’expert.

« Pour la première fois, 160 000 militants d’un parti vont choisir le premier ministre pour un pays de 60 millions d’habitants, conclut Tim Bale. C’est quand même quelque chose… »

— Avec l’Agence France-Presse