(Bruxelles) Le premier est britannique et revient dans l’arène avec un nouveau parti dont la seule mission est de mener à bien le Brexit. Le second est la version française du premier et réclame un « Frexit » sans condition. À une semaine des élections européennes, qui auront lieu du 23 au 25 mai, portraits de deux europhobes confirmés… qui se présenteront néanmoins pour ce scrutin.

Mister Brexit, le retour

PHOTO DANIEL LEAL-OLIVAS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Nigel Farage se voit obligé de revenir à la charge, à la barre d’une nouvelle formation au nom manifestement ciblé : le Brexit Party. Il s’est adressé à un groupe de partisans le 14 avril dernier à Birmingham.

Ils ne devaient pas y être. Ils y seront. Contre toute attente, les Britanniques participeront aux élections européennes prévues le 23 mai, car ils tardent à concrétiser leur sortie. Et c’est le parti promettant d’enfin en finir avec cet interminable divorce, le Brexit Party, qui pourrait l’emporter au Royaume-Uni.

Il s’était fait plutôt discret depuis le référendum de 2016 sur le Brexit. Un peu trop, peut-être, étant donné qu’il a été l’un des plus ardents promoteurs du divorce avec l’Union européenne.

Sans doute s’attendait-il à ce que les négociations de départ se passent rondement et que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne (UE) comme prévu le 29 mars dernier. Mais les choses ne se sont pas exactement passées comme prévu : la date de sortie est maintenant reportée au 31 octobre. Et Nigel Farage se voit obligé de revenir à la charge, à la barre d’une nouvelle formation au nom manifestement ciblé : le Brexit Party.

Farage a été l’un des principaux architectes de la campagne pour le Brexit, brillant par un discours populiste largement axé sur l’immigration.

Une semaine après la victoire du « Leave » (à 51,9 %), il avait toutefois démissionné de son poste à la barre du parti UKIP (United Kingdom Independence Party), arguant que sa mission était désormais accomplie et qu’il n’était pas un « politicien de carrière ».

Trois ans plus tard, surprise : le dossier du Brexit est toujours dans l’impasse, car la première ministre Theresa May s’est montrée incapable de faire passer son accord de divorce au Parlement britannique.

Conséquence de ce cul-de-sac politique : le Royaume-Uni fait encore partie de l’UE. Et ne pourra faire autrement que de participer aux élections européennes qui se tiendront du 23 au 26 mai prochains. Situation d’autant plus improbable que les nouveaux élus ne termineront peut-être pas leur mandat, si le divorce finit par avoir lieu – comme prévu – d’ici la fin de l’année !

Cet interminable feuilleton politique profite de toute évidence à Nigel Farage, qui revient à l’avant-scène de façon tout à fait opportune. Alors que les deux partis principaux (travaillistes et conservateurs) sont en chute libre au Royaume-Uni, son Brexit Party cartonne dans les sondages en vue des élections européennes. Selon une récente enquête du journal The Observer, la nouvelle formation est ainsi créditée de 34 % des intentions de vote, loin devant les travaillistes de Jeremy Corbyn (21 %) et les conservateurs de Theresa May (seulement 11 % !), qui viennent par ailleurs tous deux de se prendre une véritable raclée aux élections locales britanniques.

« Ces chiffres confirment une tendance générale en Europe, qui est à la fragmentation du paysage politique, souligne Christopher Stafford, professeur de sciences politiques à l’Université de Nottingham. Mais ils traduisent aussi le mécontentement des Britanniques face au Brexit : des électeurs du UKIP, des conservateurs en colère et des travaillistes des classes populaires qui n’aiment pas la façon dont le dossier a été géré. »

À noter qu’un nouveau parti anti-Brexit table aussi sur la colère des électeurs : il s’agit du Change Party, formé d’anciens députés conservateurs et travaillistes en faveur d’un maintien dans l’UE. Avec 3 % des intentions de vote, il est toutefois loin de rivaliser avec la machine europhobe de Nigel Farage.

Le parti d'une seule cause

Le mandat du Brexit Party est on ne peut plus clair. Farage veut finir le travail. Il n’agite plus le spectre de l’immigration, dénonçant plutôt le bafouage et le non-respect de la démocratie.

« Je n’arrive pas à croire à quel point la classe politique a trahi le plus grand mandat populaire de l’histoire du Royaume-Uni », martèle-t-il au cours du lancement officiel de son parti, le 12 avril dernier.

Désormais débarrassé de son image xénophobe, Farage non seulement étend son électorat, mais attire aussi de grosses pointures de la droite britannique.

Une ancienne ministre conservatrice et star de la téléréalité, Anne Widdecombe, a notamment rejoint les rangs du parti. Il a aussi recruté Annunziata Reese-Mogg, sœur de Jacob Reese-Mogg, chef de file des Brexiters radicaux et possible successeur de Theresa May au sein du Parti conservateur. Signe d’un engouement : la formation avait reçu 750 000 livres sterling en petits dons (1,3 million CAN) 10 jours seulement après son lancement.

Il faudra voir, du reste, si la formation peut conserver son élan au-delà des élections européennes. Parti d’une seule cause, le Brexit Party ne propose rien sur les taxes, la santé ou l’éducation, et ne vise pour l’instant qu’à « rétablir la confiance, la démocratie et la compétence dans le paysage politique britannique », selon les propos tenus par Nigel Farage sur les ondes de SkyNews.

Le vrai test, en ce sens, sera les prochaines élections générales au Royaume-Uni théoriquement prévues en 2022. Où l’on saura si l’émergence du Brexit Party et l’affaissement des vieux partis relèvent du long terme ou sont un phénomène conjoncturel lié au Brexit.

« Le problème des élections européennes, c’est que les gens sont prêts à y voter différemment que pour les élections nationales, croit Christopher Stafford. Si le Brexit Party gagne la semaine prochaine et que les deux autres partis font mal, ce sera l’indication d’une tendance. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que ce résultat se traduira par des votes aux prochaines élections britanniques. Pourraient-ils gagner des sièges à Westminster ? Je n’en suis pas si certain… »

Monsieur Frexit

PHOTO GEORGES GOBET, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un manifestant tient une pancarte pro-Frexit lors du défilé du 1er-Mai à Bordeaux.

BORDEAUX - Le mauvais feuilleton du Brexit ne l’a visiblement pas ébranlé. Alors que les Britanniques cherchent toujours une façon de quitter l’Union européenne, François Asselineau, lui, milite passionnément pour le… Frexit. Mais ce rêve de sortir la France ne se traduit toutefois pas par des votes.

Il parle depuis deux heures, debout derrière son lutrin. Cheveux gris, veston gris, débit gris… La salle, aux deux tiers pleine, écoute sagement son discours ponctué d’expressions anciennes (Bonté divine ! Nom d’une pipe !) qui lui donnent l’air d’être sorti d’une vieille bande dessinée.

On a déjà vu plus dynamique. Mais François Asselineau, 61 ans, semble assumer parfaitement son allure de politicien vieux jeu. On peut le voir, en ce sens, comme l’antithèse du jeune Emmanuel Macron, qu’il ne cesse d’ailleurs d’égratigner ce soir-là, au Palais des congrès de Bordeaux.

« Il y a les fake news, il est un fake président », assène-t-il, fier de sa trouvaille.

Différence d’âge, d’image, mais aussi de vision politique.

Alors que Macron travaille sans relâche pour une Europe plus forte et plus unie, Asselineau milite pour un divorce sans condition avec l’Union européenne (UE), cause dont il a fait son cheval de bataille en 2007, année de fondation de son parti, l’Union populaire républicaine (UPR).

Sur la table de produits dérivés installée à la sortie de la salle, on trouve d’ailleurs plusieurs t-shirts et macarons portant le slogan « FREXIT ». Tout comme des drapeaux français, des croix de Lorraine (symbole de la France libre) et des rameaux d’olivier, identiques à ceux qu’on voyait autrefois sur les pièces de 1 franc. Car, soulignons-le, cet ultrasouverainiste souhaite aussi revenir à la monnaie nationale…

Une idée à la mode

Les temps semblent mal choisis pour réclamer une sortie de la France de l’UE. L’idée était encore à la mode il n’y a pas si longtemps. D’autres leaders nationalistes français, comme Marine Le Pen (Rassemblement national) et Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), militaient en ce sens. Mais voyant le peu d’appétit des électeurs pour la chose, ils ont changé leur fusil d’épaule.

Le projet peut sembler encore plus risqué, vu le chaos provoqué par le Brexit au Royaume-Uni. Un mauvais feuilleton à même de décourager les plus ardents europhobes.

Mais Asselineau n’en démord pas. Si la France va mal, que le chômage augmente, que les inégalités se creusent, que l’industrie se meurt et que les services publics s’effondrent, c’est bien parce que le pays est prisonnier du « carcan » de l’Union européenne et de ses politiques ultralibérales.

Pendant près de deux heures, il martèle son message d’un ton professoral. Chacun de ses arguments découle de sa lecture des traités européens, qu’il a décortiqués et analysés à la virgule près. Chiffres et graphiques à l’appui, il démontre par A + B que le salut de l’Hexagone passe non seulement par une sortie de l’UE, mais aussi de l’OTAN et de la zone euro. Immigration ? Pas un mot. Pour ce « gaulliste social », la priorité est que la France retrouve son indépendance. Le reste, on verra.

Cette approche pédagogique plaît aux sympathisants de l’UPR, qui viennent par ailleurs de tous les bords du spectre politique. Le groupe inclut aussi plusieurs gilets jaunes, qui partagent son euroscepticisme et son rejet du néolibéralisme.

« C’est carré, c’est simple et il évite les clivages », résume Frank Blondin, ouvrier et adhérent, rencontré à la sortie du Palais des congrès, où se tient le rassemblement. « Nationaliste ? C’est un mot galvaudé, ajoute Sophie Larrieu-Manan, ex-militante de gauche radicale. Il veut seulement qu’on retrouve notre voix, ce qui est impossible tant qu’on reste dans l’Union européenne… »

PHOTO THOMAS SAMSON, AGENCE FRANCE-PRESSE

François Asselineau, maintenant à la tête de l’Union populaire républicaine, faisait la queue à un bureau de vote à Paris, le 23 avril dernier, durant le premier tour de l’élection présidentielle en France.

Une crédibilité à établir

Asselineau leur paraît d’autant plus sérieux qu’il a passé sa vie dans les coulisses du pouvoir. Pur produit de la haute fonction publique, cet ancien étudiant de l’École nationale d’administration (ENA) a notamment été inspecteur des finances, conseiller municipal à Paris, employé de cabinet ministériel et candidat à l’élection présidentielle de 2017.

Mais ce CV bien garni ne semble pas convaincre les grands médias, que le candidat accuse de l’ignorer et de le décrédibiliser. Pendant la campagne présidentielle, Asselineau avait notamment été tourné en ridicule pour ses thèses conspirationnistes (la CIA est derrière Daech et Boko Haram, entre autres) et présenté comme un excentrique, tout juste bon à attirer les « weirdos ».

Un portrait qui choque Laure Avot, rencontrée devant la table de produits dérivés. « C’est lamentable de réduire son discours à un truc complotiste. Tout chez lui est sourcé, documenté », s’indigne-t-elle.

Faute de mieux, monsieur Frexit se rabat sur les réseaux sociaux, où il est particulièrement actif. Étude à l’appui, Laure Avot souligne que le site de l’UPR est le site politique français le plus consulté. Cette fréquentation ne se traduit toutefois pas dans les sondages, puisque l’UPR stagne toujours à 1 % des voix en vue des élections européennes.

Guère mieux que ses résultats microscopiques à la présidentielle de 2017 et aux élections européennes de 2014, où il avait respectivement obtenu 0,93 % et 0,50 % des voix.

Décourageant ? « Tout est relatif, rétorque Laure Avot. Regardez Nigel Farage [l’architecte du Brexit au Royaume-Uni]. Il a fini par peser dans le débat public. Petit à petit, il a réussi à faire passer son message. »

Baisse de l'eurosceptisme

Oui, mais voilà, la France n’est pas le Royaume-Uni. Et Céline Bracq, de la maison de sondage Odoxa, doute fort qu’Asselineau puisse devenir aussi influent que Nigel Farage, étant donné la baisse du courant eurosceptique en France.

« Il est sur une tendance qui est de moins en moins en phase avec l’opinion, dit-elle. Les Français, même s’ils ont beaucoup de reproches à faire aux institutions européennes, n’ont pas du tout envie de quitter l’UE. »

Professeur à Sciences Po Bordeaux, Jean Petaux nuance un peu : Asselineau est certes « condamné à rester un étalage de quartier sans ambition s’il ne change sa petite vitrine politique ».

Mais rien n’est exclu, du reste, dans un pays aussi volatil que la France : « Le propre de ce genre de personnage, croit-il, c’est qu’éventuellement, tout d’un coup, il peut représenter une forme d’exutoire pour les électeurs. Il pourrait incarner le vote de protestation. Une alternative au vote blanc non comptabilisé, par exemple. Qui sait ? »

Transformer l'Europe de l'intérieur

PHOTO PASCAL ROSSIGNOL, REUTERS

Patricia Chagnon, candidate pour le Rassemblement national, colle une affiche à Petit-Port, près d’Abbeville, en France.

« Ils crachent dans la soupe, mais la mangent… » Au-delà du Brexit et du Frexit, la majorité des formations populistes ne souhaitent plus tant quitter l’Europe que la transformer de l’intérieur, explique Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po Paris et coauteur du livre Le pays des Européens.

À quoi s’attendre des élections européennes, qui auront lieu du 23 au 26 mai ?

Plusieurs ont annoncé une progression des partis populistes. Ces formations de droite radicale et d’extrême droite gagneront certes des sièges. Mais cette progression sera moins importante que ce que les gens peuvent fantasmer.

Fausse prédiction, donc ?

La grande nouveauté de ces élections, c’est que, pour la première fois, les familles politiques qui sont de droite radicale et extrême, donc classiquement souverainistes et eurosceptiques, font campagne pour récupérer l’Union européenne [UE] au profit de leur thèse. Elles ne disent plus : il faut faire exploser ce truc ou il faut en sortir. Elles disent : il faut rester dedans pour le remodeler et l’utiliser à notre profit. C’est ce qu’on appelle cracher dans la soupe, mais manger la soupe.

Comment expliquer ce changement de stratégie ?

La première hypothèse, c’est qu’il y a une convergence des luttes nationalistes européennes. Le nationalisme de l’entre-deux-guerres hiérarchisait les nations au point de pouvoir dire : la mienne est tellement meilleure que j’ai le droit de conquérir, d’asservir ou d’exterminer les autres. Aujourd’hui, les nationalistes sont dans une logique différentialiste : ils trouvent légitime qu’une nation soit à côté de la leur, il ne faut simplement pas qu’on se mélange.

La deuxième hypothèse, c’est que les nationalistes européens ont un adversaire en commun qui est les musulmans, les Arabes et les Noirs. Du coup, ils se disent : ma nation sera d’autant mieux préservée qu’elle va s’allier avec d’autres nations proches d’elle, contre cet extérieur non européen dont nous ne voulons plus. Bref, on est plus forts en étant unis qu’en étant seuls.

L’autre raison, évidemment, c’est le désir de profiter des ressources financières de l’Union européenne. Par exemple, les fonds structurels européens, qui aident à réduire les inégalités entre les régions, représentent 4 % du produit intérieur brut [PIB] de la Hongrie. C’est énorme.

Quel impact ces partis peuvent-ils avoir sur l’UE ?

Mateo Salvini, de la Ligue [Italie], a le projet de réunir le plus possible de ces députés dans un seul groupe parlementaire, ce qui leur donnerait du poids. S’ils arrivent à former un groupe parlementaire important, ils peuvent avoir des leviers d’influence. Ils pourraient prétendre à la présidence de commissions, avoir des vice-présidences, rédiger des résolutions. Mais leur influence se fait déjà sentir, vous savez. Il faut regarder ce qui se passe au niveau national dans certains pays comme l’Autriche, l’Italie, la Hongrie, le Danemark, la Finlande. On voit que les partis de droite classique, sur certains sujets comme l’identité, l’immigration, les politiques d’asile, sont en train de « s’extrêmedroitiser ».

La présence des Britanniques, qui ne devaient pas y être, rendra-t-elle ces élections plus intéressantes ?

Plus intéressantes, non, mais plus drôles, oui. Blague à part, on assiste actuellement à un effritement chez les deux grands groupes au Parlement européen, le PPE [droite] et le SD [gauche, social-démocrate]. Cet effritement est encore plus marqué chez les socialistes, qui pourraient descendre sous 25 % des sièges. Si les travaillistes de Jeremy Corbyn performent bien, cela pourrait atténuer cet effritement.

Les élections européennes sont notoirement boudées par les électeurs. Pourquoi ?

Il y a deux manières d’interroger ça. Il faut d’abord constater [que l’électorat] est très hétérogène selon les pays. Certains s’abstiennent plus que d’autres. On participe davantage en Belgique ou en Espagne qu’en Hongrie ou en République tchèque.

L’autre chose, c’est que les électeurs sont plus intéressés par les élections locales. Plus l’enjeu est lointain ou global, moins ça intéresse les gens. Ce qui mobilise, c’est la réforme des programmes scolaires, le montant des allocations chômage, les remboursements pour les lunettes… Et ça, l’UE ne s’en occupe pas du tout. L’UE s’occupe principalement de tout ce qui touche les conditions de production, les conditions de consommation et les conditions de circulation. Ces compétences sont à la fois très circonscrites et assez peu sexy, il faut en convenir !

Les élections européennes, c’est : 

28 Nombre d’élections séparées dans chacun des 28 pays membres de l’UE

751 Nombre d’eurodéputés issus des 28 pays membres. Le nombre de députés dépend de la population des pays : l’Allemagne en compte 96, la France, 74, mais Malte n’en compte que 6. Si le Royaume-Uni quitte l’UE, le nombre de sièges descendra à 705.

87 % Un fort taux d’abstention. En 2014, 57 % des électeurs français n’avaient pas voté, tout comme 64 % des Britanniques et 87 % des Slovaques !

5 % Un scrutin proportionnel à un tour. Il faut au moins 5 % de voix pour siéger au Parlement européen, qui se divise entre Bruxelles et Strasbourg.

25/7 Une dizaine de grands groupes parlementaires constitués de partis politiquement compatibles. Il faut au moins 25 députés issus d’au moins 7 pays pour constituer un groupe.