(Ouwerkerk) « Dieu a créé le monde, mais les Néerlandais ont bâti les Pays-Bas », dit l’adage. À force de remodeler sa topographie depuis un millénaire, le petit royaume d’Europe du Nord a pu un temps se croire tout-puissant, invincible. Mais des catastrophes brutales et la menace récente des changements climatiques ont transformé le pays en champion de l’adaptation aux inondations.

Vingt mille champs sous les mers

PHOTO ILVY NJIOKIKTJIEN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Aux Pays-Bas, de nombreuses fermes sont construites dans des polders, ces zones gagnées sur l'eau sur l'eau grâce à des digues.

Soixante-cinq ans plus tard, Ria Geluck se rappelle s’être réfugiée sur le toit de la ferme familiale transformée en île déserte au milieu des eaux déchaînées. La mer du Nord, gonflée par une tempête arrivée en même temps qu’une marée exceptionnellement haute, avait profité de la faiblesse des digues de l’après-guerre pour engloutir une bonne partie de l’ouest des Pays-Bas. Bilan : 1836 morts, dont deux de ses grands-parents et une tante.

« On nous a recueillis presque deux jours plus tard. C’est un pêcheur de moules qui est venu dans son bateau », s’est-elle souvenue, devant une photo de la vieille maison familiale. « Il est mort il y a deux mois, à 91 ans. J’ai parlé à ses funérailles. Il était traumatisé par ce qu’il avait vu ce jour-là. J’en parle et je suis émue à nouveau. »

Chaque catastrophe liée à l’eau lui rappelle son expérience. Ces jours-ci, ce sont les inondations dans l’est du Canada qui l’ont frappée au journal télévisé.

La dame de 72 ans habite une maison bâtie dans le polder – zone gagnée sur l’eau grâce à des digues – que ses parents cultivaient. Dans le hameau voisin, Capelle, la moitié de la population a été tuée par l’inondation de 1953.

La catastrophe, baptisée watersnood de 1953 par les Néerlandais, a profondément ébranlé le pays et lui a fait réaliser sa vulnérabilité : après des siècles à déjouer la nature, cette dernière se vengeait de la plus violente des façons.

« Ça a été un moment clé pour la protection du pays contre l’eau », a expliqué le grand responsable de la lutte contre les inondations des Pays-Bas, le « commissaire du delta » Peter Glas, en entrevue devant le port d’Amsterdam. Dans les décennies qui ont suivi, les Pays-Bas ont employé la méthode forte pour se protéger : les grands ouvrages de génie se sont multipliés afin de protéger le territoire contre les assauts de l’eau. Des îles sont sorties de terre, des murs gigantesques construits au milieu de la mer, des baies transformées en lacs.

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« On parle de milliards. Ça a pris plus de 40 ans à construire, plus d’une génération. » — Peter Glas, grand responsable de la lutte contre les inondations des Pays-Bas

Ses armes fourbies, le pays se croyait protégé pour les décennies à venir. C’était sans compter les changements climatiques, qui relèvent de façon importante le niveau de la mer et pourraient avoir un lien avec les fortes pluies qui s’abattent de plus en plus fréquemment sur le pays. Retour à la table à dessin.

Le pays sous l’eau

Aux Pays-Bas, l’eau est omniprésente. Elle accueille les voyageurs en passant en canal sous les pistes de l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol et entoure les automobilistes qui roulent à toute allure sur les digues transformées en autoroutes, comme l’Afsluitdijk. Les moulins à vent dont les reproductions s’entassent dans les boutiques de souvenirs ? Des pompes pour évacuer l’eau des champs endigués. L’« erdam » de Rotterdam et Amsterdam ? Il signifie « digue » en vieux néerlandais. Celles-ci font 17 000 kilomètres dans le pays, trois fois la distance entre Vancouver et Halifax.

Environ un tiers du territoire national se trouve sous le niveau de la mer, parfois de cinq ou six mètres. 

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Dix millions de personnes qui résident en zone inondable, sur une population de 17 millions d’habitants La ville de Rotterdam, le plus gros port d’Europe, se trouve elle aussi en grande partie sous le niveau de l’eau. En face, la mer du Nord. Tout autour, un delta complexe où débouchent certains des plus grands fleuves d’Europe de l’Ouest. En roulant près des quais, les immenses bateaux de croisière et les édifices de bureaux se confondent.

« Ne rien faire n’est pas une option, explique Arnoud Molenaar, à la tête de l’équipe chargée d’améliorer la résilience de la ville. Il faut développer une approche holistique face aux changements climatiques. Ça ne sonne pas sexy, mais ça veut dire qu’il ne s’agit pas que de construire des digues et des réservoirs. »

« C’est peut-être la différence entre notre approche et l’approche canadienne et américaine. Aux États-Unis, beaucoup de villes font bien en matière d’évacuations, mais sont moins bonnes en matière de prévention. » Résultat : des places publiques qui se transforment en réservoir d’eau en cas de pluies violentes, des parcs prêts à devenir des plaines inondables et quelques bâtiments flottants.

À Ouwerkerk, tout près du polder de Mme Geluck, un musée, le Watersnoodmuseum, a pour vocation d’honorer la mémoire des centaines de noyés, mais aussi de préparer à la prochaine catastrophe. « L’eau viendra », annonce-t-on avec pessimisme sur un mur du musée dans une section où des enfants blonds jouent à empiler des sacs de sable ou à pomper de l’eau le plus vite possible. Les écoliers peuvent enfiler des lunettes de réalité virtuelle pour voir la pièce dans laquelle ils se trouvent se remplir d’eau. Le niveau d’angoisse ne diminue qu’à la boutique-cadeau.

Les habitants de Rotterdam pourront-ils évacuer si la ville fait face à une crue soudaine de la mer du Nord ? « Non », répond sans ambages M. Molenaar, qui estime que seule 15 % de la population serait en mesure de quitter les lieux. D’où l’importance de Maeslantkering. Dans l’espoir que le scénario d’une Rotterdam sous l’eau ne se produise jamais, cette porte géante protège la ville plusieurs kilomètres en aval : elle consiste en deux « tours Eiffel » horizontales prêtes à pivoter pour barrer l’eau.

Redonner de l’espace à l’eau

Alors qu’à Rotterdam on bloque l’eau, ailleurs la stratégie inverse a été choisie : le programme de grands travaux Ruimte voor de rivier [De l’espace pour les rivières] a été lancé après les grandes inondations de 1993 et de 1995, qui ont forcé l’évacuation de quelque 300 000 Néerlandais.

« Nous sommes un pays densément peuplé, et graduellement, les plaines inondables ont été occupées, laissant un espace de plus en plus étroit aux cours d’eau. Nous avons conclu que ce n’était pas une bonne idée et que nous devions leur laisser plus de place », a expliqué M. Glas. Bref, s’incliner devant la puissance de la nature à certains endroits stratégiques et y abandonner les conquêtes des siècles précédents.

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Maeslantekering est une porte géante conçue pour bloquer l'eau en aval à Rotterdam au besoin.

À Nimègue, ville de 180 000 habitants dans l’est du pays, cela s’est traduit par un chantier titanesque qui a presque doublé la largeur de la Waal, le principal bras du Rhin, devant la ville. Une soixantaine de maisons ont été sacrifiées dans l’opération.

« Les inondations, ce sont des émotions », a expliqué Ton Verhoeven, spécialiste de l’eau à l’hôtel de ville, en montrant l’ouvrage terminé du haut d’un promontoire. 

« Les gens veulent que le gouvernement prenne soin d’eux. Il faut les convaincre qu’il y a toujours un risque, mais qu’après 1000 ans à construire des digues, le meilleur choix est de construire avec la nature, pas seulement contre elle. »

— Ton Verhoeven, spécialiste de l’eau à la Ville de Nimègue

« Plus facile à accepter »

Scénario semblable dans le polder Overdiepse, en plein centre du pays, gagné sur la Meuse il y a 100 ans. La vingtaine d’agriculteurs qui y cultivaient la terre et y faisaient paître leurs vaches ont vu leurs fermes détruites afin de transformer la cuvette en zone inondable. Huit d’entre elles ont été rebâties sur des monticules de terre afin de les protéger contre les inondations, il y a sept ans. Les autres ont dû se réinstaller ailleurs, dans un pays déjà à l’étroit.

« Nous avons vu l’impact des inondations des années 90, alors ça a été plus facile à accepter », a expliqué Eline van Dongen, l’une des agricultrices qui se sont fait bâtir en hauteur. Elle se rappelle les meubles qui filaient dans la rivière. « Mais le processus a été tellement long. Chaque année, ma fille recevait le catalogue IKEA et choisissait les meubles de sa nouvelle chambre », pour que finalement tout soit retardé. « Elle n’a finalement jamais habité ici. » Elle estime que dans un projet du genre, un gouvernement doit accompagner de près les résidants qui doivent faire des sacrifices pour le bien commun.

Peter Glas célèbre le succès de Ruimte voor de rivier : les 31 projets du programme de construction se sont terminés l’an dernier. Mais son équipe avance avec la même philosophie : vivre avec l’eau plutôt que contre l’eau.

L’homme continue sa mission : s’assurer que les Pays-Bas pourront continuer à exister pendant le siècle à venir. « Au-delà, on entre en eaux inexplorées. »

Des idées à importer

À force d’encaisser des inondations depuis des siècles, les Néerlandais sont passés maîtres dans l’art de résister aux assauts de l’eau. Outre les immenses projets de génie dans lesquels ils injectent des milliards de dollars, ils mettent aussi en œuvre des moyens plus modestes de lutter contre l’eau qui menace de les engloutir.

Places inondables

PHOTO JOSH HANER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le Dakpark, à Rotterdam, est en fait un toit vert construit au-dessus d'un centre commercial. 

Comme une bonne partie de Rotterdam se trouve sous le niveau de la mer, l’évacuation de l’eau de pluie peut devenir compliquée en cas de tempêtes violentes et contribuer à une inondation. Des lieux publics ont donc été transformés pour emmagasiner l’eau. « Je l’ai vu une fois rempli, l’eau était très haute », explique Miran Foog, face à la place, au skatepark et au terrain de basketball de Benthemplein. « Je dois dire que c’était beau. Mais je suis Néerlandaise, alors j’aime l’eau ! » Les résidants locaux ont contribué à concevoir ces places.

Surfaces perméables

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Le polder Overdiepse est l’une des zones agricoles transformées en zones inondables.

Partout dans les grandes villes néerlandaises, on adapte les revêtements de certains lieux extérieurs afin de permettre à l’eau de s’évacuer dans le sol plutôt que de s’accumuler. « Il y a trop de surface en béton dans les villes, tout est imperméable, alors le drainage ne se fait pas assez vite. Des centres-villes peuvent être inondés », a expliqué Peter Glas, commissaire du delta des Pays-Bas. « Il faut s’adapter. » Dans la même logique, la ville favorise l’installation de toits verts qui peuvent recueillir l’eau de pluie plutôt que de la faire tomber dans le réseau d’égouts.

Des bassins de secours

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Des maisons flottantes construites sur la Meuse

Dans le cadre de son projet Ruimte voor de rivier [De l’espace pour les rivières], l’État néerlandais a fait transformer d’immenses zones agricoles en terres inondables. Certaines sont encore utilisables pour l’agriculture, mais une partie du Noorwaard Polder, dans le centre du pays, a été rendue à la nature et transformée en parc naturel. Les habitants ont été autorisés à y demeurer – à condition de rebâtir leurs maisons de manière qu’elles puissent résister aux inondations.

Des maisons amphibies

Les maisons flottantes existent depuis longtemps aux Pays-Bas : elles attirent même les touristes. Mais elles ont récemment fait des petits : des maisons amphibies installées dans des zones à risque, prêtes à flotter en cas de besoin. Elles sont toutefois encore très rares. Trente-deux sont installées dans une plaine inondable de la Meuse, à Maasbommel. « Le premier vrai test est venu en 2011, lorsque la Meuse a gonflé suffisamment pour faire flotter les maisons », indique un rapport financé par l’Union européenne. « Les résidants se sont dits satisfaits de la performance de leur maison. »