Le confinement volontaire du pirate informatique le plus célèbre de la planète a pris fin abruptement, hier matin, lorsque des policiers britanniques ont traîné de force un Julian Assange pâle et hirsute hors de l’ambassade de l’Équateur au Royaume-Uni.

Traqué par la justice, le père de WikiLeaks s’y terrait depuis presque sept ans, n’en sortant la tête que pour de rares apparitions publiques à un minuscule balcon. Il en a été expulsé par l’ambassadeur. Le diplomate mettait ainsi un terme à une cohabitation difficile oscillant entre scènes de ménage et de roman d’espionnage.

Julian Assange, impliqué dans la publication de milliers de câbles diplomatiques et celle des courriels de Hillary Clinton, a aussitôt dû faire face à la justice britannique. Les États-Unis ont rapidement annoncé qu’ils allaient demander son extradition pour l’accuser d’avoir conspiré avec Chelsea Manning afin de subtiliser des documents classifiés.

« Ce qui se passe ici est illégal ! », aurait crié Assange en étant emporté manu militari par les policiers, selon le récit que les autorités ont fait de son arrestation. Il tenait à la main un livre de conversation avec l’auteur américain Gore Vidal sur l’histoire du renseignement intérieur américain.

Si Julian Assange s’était transformé en ermite en 2012, c’est qu’il faisait face à des accusations criminelles de nature sexuelle en Suède, pays qui tentait de le faire extrader.

Ces accusations sont devenues caduques, mais l’homme de 47 ans a tout de même été reconnu coupable d’avoir échappé à la justice britannique, hier, quelques heures seulement après son arrestation. Le juge Michael Snow a rejeté d’un revers de main les explications de son avocat selon lesquelles il craignait des procédures inéquitables. « C’est risible, a dit le juge. Son comportement est celui d’un narcissique incapable de voir au-delà de ses propres intérêts. »

Un visiteur indésirable

C’est un magnifique bâtiment de briques rouges situé dans Knightsbridge, l’un des quartiers les plus chics de Londres, qui a servi d’ermitage à Julian Assange. Un appartement de trois chambres juste au-dessus est offert à 13 000 $CAN… par semaine.

M. Assange n’a pas eu à payer de loyer, mais cela ne l’empêchait pas d’être un locataire difficile, selon le président équatorien Lenín Moreno, qui l’a accusé dans un discours télévisé hier d’avoir violé à répétition les conditions d’hébergement édictées en échange de son statut de réfugié.

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Le président équatorien Lenín Moreno a accusé Julian Assange dans un discours télévisé hier d’avoir violé à répétition les conditions d’hébergement édictées en échange de son statut de réfugié.

Des violations de l’interdiction de s’ingérer dans les affaires d’autres nations, mais aussi des frictions au quotidien avec le personnel de l’ambassade.

Faux, rétorque Fidel Narváez, qui y travaillait jusqu’à l’an dernier. « Il était parfaitement respectueux envers tous les employés et les employés étaient parfaitement respectueux envers lui », a-t-il dit en entrevue avec La Presse, habillé d’une chemise aux broderies traditionnelles sous son veston. « [Hier] matin, j’ai eu honte de mon pays. » M. Narváez est un partisan de l’ex-président Rafael Correa, remplacé en 2017 par M. Moreno, beaucoup moins chaud à l’idée d’abriter l’ennemi juré du renseignement américain.

Hier, des manifestants rassemblés devant le bâtiment scandaient leurs slogans en anglais, avec un fort accent espagnol. Eux aussi sont des partisans de Rafael Correa. 

« Quand j’ai vu l’arrestation [d’Assange] à la télévision, je suis venu ici. Je ne soutiens pas mon gouvernement : ils sont corrompus et menteurs. »

— José Lima, un Équatorien

Devant le palais de justice aussi, un assortiment disparate de manifestants s’étaient rassemblés. « Je suis venu par solidarité avec Julian Assange, qui a été courageux et a risqué sa propre vie afin que nous ayons accès à de l’information, notamment sur le meurtre d’innocents », a affirmé Cristina Navarrete. « Ce n’est pas conforme à la démocratie de simplement l’envoyer aux États-Unis », a ajouté Reinhardt Stindo, un Autrichien. Au-dessus de leur tête, le vrombissement persistant d’un hélicoptère. Autour d’eux, des cris répétés : « Le combat commence ! », « Le Royaume-Uni joue au caniche des Américains ! »

Il a fallu un moment pour que les cris se calment et que le patron de WikiLeaks, Kristinn Hrafnsson, puisse s’adresser aux médias, en fin d’après-midi. « C’est un jour sombre pour le journalisme », a-t-il dit.

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Jennifer Robinson, avocate de Julian Assange, et Kristinn Hrafnsson, patron de WikiLeaks, ont dénoncé l'arrestation du lanceur d'alerte controversé.

« Le gouvernement britannique doit affirmer clairement que les journalistes ne seront pas extradés aux États-Unis pour avoir publié des informations sur ce pays. » L’avocate de M. Assange, Jennifer Robinson, a promis de contester l’extradition. Son client demeure détenu.

Un voisin dérangeant

Des fenêtres de l’ambassade, Julian Assange pouvait faire du lèche-vitrine : le grand magasin de luxe Harrods était son voisin direct. Devant le bâtiment, un nombre ahurissant de Bentley et de Rolls-Royce attendent de richissimes clients venus s’offrir la dernière nouveauté hors de prix. Un chauffeur enfourne un sac de carton supplémentaire dans le coffre d’un véhicule diplomatique déjà rempli avant de s’éloigner.

« Julian Assange a été mon voisin pendant sept ans », raconte en riant Marco Cash, un jeune retraité qui habite juste en face. Malgré sa vue en plongée sur l’ambassade, il affirme qu’il n’a jamais pu apercevoir M. Assange, à l’exception de ses apparitions publiques sur le balcon de l’ambassade.

« Le pire, c’était au début. Il y avait toujours six policiers, à quatre quarts de travail par jour, a-t-il raconté. Après, ça s’est calmé et les journalistes se sont faits plus rares. » Habillé à l’ancienne, chapeau assorti à son complet trois pièces beige, l’homme montre du doigt trois caméras de sécurité braquées sur l’entrée du bâtiment. Il observait les journalistes de partout dans le monde s’activer pour l’une des dernières fois sur son trottoir, transformé en galerie de presse pendant presque sept ans.

Dans le viseur des tribunaux

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Le département de la Justice des États-Unis accuse Julian Assange d’avoir comploté avec Chelsea Manning, une ancienne analyste militaire, pour obtenir un mot de passe qui devait permettre à cette dernière d’extraire des documents confidentiels d’un réseau protégé du département de la Défense.

Le fondateur de WikiLeaks Julian Assange aura fort à faire pour lutter contre la demande d’extradition des États-Unis tout en composant avec la reprise probable d’une enquête pour agression sexuelle qui l’avait amené à se terrer dans l’ambassade de l’Équateur au Royaume-Uni en 2012.

De quoi est-il accusé ?

Julian Assange avait décidé de se réfugier à l’ambassade après avoir tenté en vain de contester une demande d’extradition formulée par la Suède, qui enquêtait sur des allégations d’agression sexuelle formulées par deux femmes rencontrées par le créateur de WikiLeaks quelques années plus tôt.

Il a été arrêté hier en vertu d’un mandat pour avoir omis de se rendre à la justice à l’époque.

Le fondateur de WikiLeaks fait aussi face à des allégations beaucoup plus graves du département de la Justice des États-Unis, qui demande son extradition.

On lui reproche d’avoir comploté avec Chelsea Manning, une ancienne analyste militaire, pour obtenir un mot de passe qui devait permettre à cette dernière d’extraire des documents confidentiels d’un réseau protégé du département de la Défense sans utiliser ses propres identifiants. L’acte d’accusation ne dit pas si le stratagème a réussi.

Chelsea Manning a procédé, quoi qu’il en soit, au transfert d’une quantité importante de documents qui ont ensuite été diffusés par WikiLeaks, ce qui a entraîné d’embarrassantes révélations sur les actions militaires américaines en Irak et en Afghanistan et les pratiques diplomatiques des États-Unis.

Julian Assange pourrait aussi avoir à composer avec la justice suédoise puisque l’avocate d’une des femmes qui avaient porté plainte contre lui en 2012 a précisé que sa cliente entendait réclamer la réouverture de l’enquête.

Que risque-t-il ?

Le refus de Julian Assange de se rendre à la justice britannique en 2012 pour être extradé vers la Suède pourrait lui valoir une peine d’emprisonnement d’un an. Un juge britannique l’a déclaré coupable hier du délit en lui reprochant au passage de se comporter comme un individu « narcissique incapable de voir au-delà de ses propres intérêts ».

L’acte d’accusation américain précise que le fondateur de WikiLeaks pourrait être condamné à cinq ans de prison s’il est reconnu coupable. Le document du département de la Justice précise que les peines pour des crimes fédéraux sont « typiquement inférieures » au maximum possible.

L’avocate de Julian Assange a déclaré hier que son client contesterait vigoureusement la demande d’extradition américaine.

Le gouvernement équatorien a fait savoir de son côté qu’il avait obtenu l’assurance de la Grande-Bretagne que le fondateur de WikiLeaks ne serait pas extradé vers un pays où il risque la torture ou la peine de mort.

La justice suédoise n’a pas confirmé hier si elle entendait reprendre l’enquête, se bornant à dire que les allégations formulées par l’une des deux plaignantes n’étaient pas prescrites.

Quelles ont été les principales réactions ?

WikiLeaks, par l’entremise de son compte Twitter, s’est porté à la défense de Julian Assange en affirmant qu’il était victime de l’action de « puissants acteurs, incluant la CIA, qui ont suivi un plan élaboré pour le déshumaniser, le délégitimer et l’emprisonner ». L’organisation a aussi fustigé la décision de l’Équateur de permettre son arrestation par les autorités britanniques en déclarant qu’elle était contraire au droit international. 

Le président de l’Équateur, Lenín Moreno, a déclaré pour sa part que son pays ne « pouvait plus tolérer le comportement de M. Assange » parce qu’il continuait à tenter d’intervenir dans les affaires intérieures d’autres pays. Le politicien lui a aussi reproché d’avoir bloqué des caméras de sécurité dans l’ambassade et d’avoir accédé à des fichiers protégés. 

La Grande-Bretagne s’est félicitée de l’arrestation du militant et a salué la décision de l’Équateur à ce sujet. « Julian Assange n’est pas un héros et personne n’est au-dessus des lois. Il a tenté d’échapper à la vérité pendant des années », a souligné le ministre des Affaires étrangères, Jeremy Hunt.

Des inquiétudes pour la liberté de la presse

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Reporters sans frontières a demandé hier à la Grande-Bretagne « de privilégier les principes de liberté d’expression et de protection du rôle du journalisme » dans le traitement de la demande d’extradition américaine de Julian Assange.

Les accusations américaines visant Julian Assange constituent-elles, comme le souligne son avocate, un « dangereux précédent » signifiant que des journalistes pourront désormais être persécutés pour avoir « publié des informations véridiques sur les États-Unis » ?

Ou s’agit-il plutôt d’une action appropriée pour sanctionner un militant controversé qui aurait utilisé des méthodes contestables avec une source pour obtenir des informations sensibles ?

Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) s’est rangé dans le premier camp hier en se disant « extrêmement préoccupé » des allégations du département américain de la Justice envers le militant d’origine australienne.

Le directeur adjoint du CPJ, Robert Mahoney, note que l’acte d’accusation ne reproche pas à Julian Assange d’avoir publié des documents sensibles, ce qui aurait eu «  des conséquences majeures pour la liberté de la presse  ».

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Le directeur adjoint du CPJ, Robert Mahoney, note que l’acte d’accusation ne reproche pas à Julian Assange d’avoir publié des documents sensibles, ce qui aurait eu « des conséquences majeures pour la liberté de la presse ».

L’allégation selon laquelle il a comploté avec Chelsea Manning pour tromper les mesures de sécurité en place au département de la Défense n’en demeure pas moins « troublante », note M. Mahoney. L’argumentation du département de la Justice sur la légalité de certains échanges entre les journalistes et leurs sources risque de nuire au journalisme d’enquête et à la « diffusion d’informations d’intérêt public », dit-il.

Reporters sans frontières a demandé hier à la Grande-Bretagne « de privilégier les principes de liberté d’expression et de protection du rôle du journalisme » dans le traitement de la demande d’extradition américaine.

« Cibler Julian Assange en raison de la divulgation, par WikiLeaks, d’informations d’intérêt général aux journalistes […] serait une mesure strictement punitive et créerait un dangereux précédent pour les journalistes, les lanceurs d’alerte et d’autres sources journalistiques qui peuvent être potentiellement poursuivis par les États-Unis », a souligné le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire.

Allégations jugées sans fondement

La défense la plus passionnée de Julian Assange est venue du journaliste Glenn Greenwald, du site The Intercept, qui avait joué un rôle-clé dans la diffusion de documents dérobés par le consultant Edward Snowden à la National Security Agency (NSA) américaine.

Dans un long texte paru en ligne, il souligne que les allégations de l’administration voulant que le militant ait aidé Chelsea Manning à obtenir un mot de passe pour pouvoir transmettre des documents sans se compromettre sont sans fondement.

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Glenn Greenwald, journaliste au site The Intercept

«  Il n’y a jamais eu de preuve que WikiLeaks a fait autre chose que de recevoir passivement des documents volés par une source et de les publier ensuite. »

— Glenn Greenwald, du site The Intercept

Le fait de reprocher à Julian Assange une telle action risque, selon lui, de «  criminaliser dangereusement des caractéristiques fondamentales de la pratique journalistique  ».

Tant les républicains que les démocrates veulent en découdre depuis longtemps avec WikiLeaks et son fondateur, ajoute M. Greenwald.

Les premiers, souligne-t-il, n’ont pas digéré les révélations embarrassantes sur les opérations militaires menées en Irak et en Afghanistan alors que les seconds sont furieux des courriels révélés durant la campagne présidentielle de 2016.

Sécurité compromise

Le vice-président de la commission du Renseignement du Sénat, le démocrate Mark Warner, a déclaré hier que Julian Assange était devenu au fil des ans « un participant direct aux efforts de la Russie pour miner l’Occident » et compromettre la sécurité américaine.

Le politicien a dit espérer que le militant serait rapidement extradé par la Grande-Bretagne pour « enfin recevoir la justice qu’il mérite ».

Le président Donald Trump, qui avait déjà réclamé la peine de mort pour Julian Assange, avant d’en faire son héros en 2016 en raison de la divulgation des courriels démocrates, a refusé hier de commenter le dossier et ses répercussions.

« Je n’ai pas vraiment d’opinion à ce sujet », a-t-il souligné en réponse aux questions des journalistes.

Susan Hennessey, juriste rattachée au Brookings Institute, a indiqué dans une déclaration rapportée par l’Agence France-Presse que les accusations portées contre Julian Assange étaient sans conséquence pour la pratique journalistique.

« C’est un débat intéressant sur la liberté d’expression mais les charges retenues contre Assange portent sur une bonne vieille fraude informatique, pas de quoi nourrir les inquiétudes des journalistes », a-t-elle souligné.