Les députés britanniques ont voté cette semaine pour éviter un Brexit sans accord et reporter le divorce entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Mais rien n'est encore joué et à Calais, au bord de la Manche, on se prépare au pire.

Grosse journée de « shopping » pour Angie et Philip Gee. Le couple vient d'acheter une soixantaine de bouteilles chez Calais Vin, grossiste bien connu dans la région.

Le coffre de la voiture est rempli. Dans quelques minutes, les deux septuagénaires emprunteront l'Eurotunnel pour rentrer chez eux, en Angleterre.

Comme beaucoup de Britanniques, Angie et Philip ont pris l'habitude de faire leurs emplettes en France, où le vin est beaucoup moins cher. En vertu des lois du marché unique européen, ils ont le droit de ramener jusqu'à 120 bouteilles par personne, et ils ne s'en privent pas.

« On vient au moins trois fois par année », lance Angie, sourire aux lèvres, pendant que Philip passe à la caisse.

Mais pour ces deux Anglais bien portants, ce beau privilège pourrait bientôt prendre fin.

Si la Grande-Bretagne se retire sans accord de l'Union européenne (UE), elle ne sera plus dans le marché unique, et le nombre de bouteilles que chaque personne peut rapporter pourrait passer de 120... à 6. De quoi saper l'enthousiasme de bien des consommateurs d'outre-Manche.

Pour Jérôme Pont, cofondateur de Calais Vin, ce scénario est « fatalement inquiétant ». Car cette nouvelle réglementation pourrait le priver d'une partie de son chiffre d'affaires.

« Les Britanniques forment entre 20 et 25 % de ma clientèle », souligne M. Pont, qui a ouvert son magasin il y a 18 ans, dans le but précis de servir les consommateurs britanniques. « On ne sait toujours pas quelles seront les nouvelles règles, mais on peut imaginer qu'il y aura des conséquences... »

La crainte du no deal

Certes, rien n'est encore joué. Le Parlement britannique a voté mercredi pour un report du Brexit, afin d'éviter une sortie sans accord (no deal) de l'Union européenne le 12 avril. Mais les 27 pays membres de l'UE doivent à leur tour, le 10 avril, se prononcer. Cette proposition impliquerait que le Royaume-Uni participe aux prochaines élections européennes, à la fin mai, ce qui pourrait refroidir certains membres.

S'il y a rejet, le no deal redevient probable. Le cas échéant, la Grande-Bretagne sortirait du marché unique et les échanges commerciaux avec l'UE seraient techniquement soumis aux lois génériques de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Cela veut dire que les contrôles douaniers devraient être rétablis entre les deux pays.

À Calais, ville portuaire située à une trentaine de kilomètres des côtes anglaises, ce scénario fait évidemment frémir. Car l'activité locale repose en grande partie sur le commerce avec le Royaume-Uni.

Chaque jour, au moins 10 000 camions remplis de marchandise transitent ici par le traversier ou l'Eurotunnel, dans un va-et-vient parfaitement huilé. Avec le rétablissement des contrôles douaniers, plusieurs craignent que les procédures administratives ne soient alourdies et que la fluidité des échanges en souffre. Des scénarios alarmistes, annonçant des bouchons monstres pour traverser la Manche, ont été brandis par les plus pessimistes.

« La Grande-Bretagne va devenir un pays tiers, comme le Pérou ou l'Argentine. Du jour au lendemain, on va passer de rien à tout. »

- David-Olivier Caron, secrétaire général du syndicat des douaniers à la Confédération française démocratique du travail (CFDT)

Plus de 600 nouveaux douaniers ont été recrutés et formés pour faire face à ce défi hypothétique.

Des postes de contrôle ont par ailleurs été construits à la hâte sur l'autoroute à la sortie de l'Eurotunnel, installations qui n'étaient d'ailleurs pas achevées début avril, le jour de notre visite. Idem au port, où 350 places de stationnement et un bloc pour services vétérinaires ont été aménagés pour permettre aux douaniers d'inspecter les camions et d'effectuer des contrôles phytosanitaires.

Le président du port Boulogne-Calais, Jean-Marc Puissesseau, assure que tout est en place pour éviter le chaos. Il minimise d'ailleurs la menace. Les contrôles ne concerneront, selon lui, que « 5 % des poids lourds », tandis que de nouveaux outils technologiques faciliteront les passages.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, COLLABORATION SPÉCIALE

Jérôme Pont, de Calais Vins

« Ce sera peut-être plus lent au début, mais ce ne sera pas le bazar annoncé. Le mot-clé ici, c'est fluidité », dit-il, l'air impatient, en nous montrant au loin les nouvelles installations... qui ont coûté 6 millions d'euros !

Mais si, au terme des négociations, la Grande-Bretagne finit par rester dans l'Union douanière européenne, à quoi serviront toutes ces infrastructures ?

À la question, M. Puissesseau répond par un petit sourire.

« Je serais très heureux d'avoir dépensé de l'argent pour rien, parce que la joie de conserver la Grande-Bretagne en Europe sera plus importante que ces 6 millions d'euros. »

Rassurer les inquiets

Mais en attendant, personne ne sait réellement à quoi s'attendre. À Calais, les autorités prennent le dossier au sérieux.

Jean-Pierre Devigne, patron de RDV Transports, souligne que les élus locaux ont tout fait pour rassurer le milieu des affaires, multipliant les appels au calme. « On nous a dit que ça continuerait comme avant. Que jusqu'à preuve du contraire, rien ne changerait, à part les formalités de douane », lance ce transporteur majeur de la région, qui fait plus de 21 000 passages par année entre la France et l'Angleterre.

Sa seule inquiétude, dit-il, « est que [ses] clients européens exportent moins leurs produits en Grande-Bretagne ».

« Parce que, évidemment, là, j'ai des parts de marché. Mais pour l'organisation, je ne m'en fais pas. »

- Jean-Pierre Devigne

Jérôme Pont, de Calais Vins, se veut aussi confiant. Il ose croire que Calais restera stratégiquement positionné pour compenser les impacts négatifs d'un éventuel Brexit sans accord, en devenant un « hub logistique, culturel ou touristique ».

« Tout le défi est de transformer la situation en image positive, d'imprimer dans la tête des Anglais que Calais reste une destination possible. Avec le réchauffement climatique, on peut même imaginer que dans quelques années, nous serons le nouveau Saint-Tropez », lance-t-il à la blague.

Ce bel optimisme ne l'empêche toutefois pas d'assurer ses arrières. Pour compenser les pertes potentielles, l'homme d'affaires a commencé à développer son offre de vins sur l'internet et tentera maintenant d'aller chercher une clientèle plus locale.

« Il faut se diversifier », dit-il.

Philip et Angie, de leur côté, haussent les épaules. En cas de no deal, leurs virées de magasinage en France se feront plus rares, c'est tout.

« On achètera le vin en bas de chez nous, lance Angie. Mieux encore, on arrêtera de boire... »

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, COLLABORATION SPÉCIALE

Jean-Marc Puissesseau, président du port Boulogne-Calais