(Berlin, Leipzig et Chemnitz) Par endroits, la ville a avalé l’espace libéré. Ailleurs, la balafre demeure bien visible. À de rares endroits, il est encore debout, pour un mémorial ou oublié au fond d’un jardin. Le mur de Berlin est tombé il y a 30 ans. En moins d’un an, l’Allemagne s'est réunifiée et le monde a changé de visage. Mais pour les Berlinois qui l’ont connu, les souvenirs du mur ne peuvent disparaître à coups de pioche. Un dossier de Philippe Teisceira-Lessard.

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Checkpoint Charlie en juin 1968

Ils l’ont franchi

Apeuré et trempé de sueur, Hans-Peter Spitzner est blotti avec sa fille de 7 ans dans le coffre d’une Camry noire.

Ils ne doivent pas bouger, pas parler. S’ils sont pris, ils seront séparés et l’homme sera emprisonné. Pire : un soldat nerveux pourrait ouvrir le feu.

Je pouvais voir le haut des lampadaires à travers une fente. À l’Est, on avait les mêmes lampadaires partout. Quand j’ai vu le modèle changer, j’ai su que nous étions passés à l’Ouest.

Hans-Peter Spitzner

Dans la chaleur d’août 1989, cet enseignant sans histoire est devenu le dernier réfugié à fuir l’Allemagne de l’Est via Checkpoint Charlie, au centre de Berlin. Il a profité du retour d’escapade d’un soldat américain qui a accepté de l’embarquer.

Trois mois plus tard – il y a 30 ans ce mois-ci –, le mur de Berlin tombait. Des milliers de compatriotes de M. Spitzner l’imitaient, cette fois en plein jour et sous les yeux placides des soldats est-allemands.

Berlin se prépare ces jours-ci à célébrer l’événement, qui a préparé la voie à la chute du bloc de l’Est et à la réunification de l’Allemagne. Malgré la nostalgie de certains, malgré le gouffre économique qui sépare toujours les deux moitiés du pays, l’anniversaire sera fêté partout en Allemagne.

M. Spitzner n’aurait-il pas dû patienter quelques mois plutôt que de risquer sa vie et celle de sa fille ? La moustache de M. Spitzner est secouée par un éclat de rire. « C’est la millième fois qu’on me pose cette question », dit l’enseignant. « Personne ne pouvait savoir combien de temps ce mur demeurerait debout. »

« Personne ne pouvait imaginer qu’il resterait debout 28 ans. »

À Leipzig, 150 km au sud de Berlin, l’immense église Saint-Nicolas joue à l’innocente avec ses affiches pour un concert d’orgue et sa collecte de fonds destinée à l’acquisition d’une nouvelle cloche.

Mais à l’automne 1989, le monument servait d’épicentre aux manifestations prodémocratie en Allemagne de l’Est. Chaque lundi, des milliers de personnes se rassemblaient autour de la « Nikolaikirche » pour exiger des élections libres et la liberté de circulation – la fin de l’emprisonnement des Allemands de l’Est, qui avaient besoin de permis pour visiter leurs proches à l’Ouest.

M. Spitzner sentait bien ce mouvement commencer à s’agiter lorsqu’il a pris la décision de passer à l’Ouest. « Mais les gens ne savaient pas comment les Soviétiques réagiraient », a-t-il expliqué. Plusieurs avaient en tête l’insurrection de Budapest de 1956 et le Printemps de Prague de 1968, réprimés dans le sang. Le massacre de la place Tiananmen, survenu en Chine quelques mois auparavant, était encore plus frais dans les esprits.

« Dieu veillait sur moi »

Hartmut Richter, lui, pouvait manifester autant qu’il le voulait. L’Allemand de l'Est était passé à l’Ouest. À deux reprises, en fait.

La première fois à 18 ans, en 1966, en nageant pendant quatre heures dans un des canaux qui zigzaguent dans Berlin. « Dieu veillait sur moi, ce jour-là », a-t-il dit cette semaine à La Presse. Et la seconde fois en 1980, après avoir été condamné à 15 ans de prison en Allemagne de l’Est pour avoir exfiltré des compatriotes dans le coffre de son auto. Il a été libéré après quatre ans de prison et a pu passer à l’Ouest légalement dans le cadre d’un programme de libération de prisonniers politiques en échange d’indemnités.

J’avais 13 ans quand le mur a été érigé. Personne ne pouvait imaginer qu’il resterait debout 28 ans.

Hartmut Richter

« J’ai décidé de me battre », a-t-il poursuivi, assis derrière un café.

M. Richter s’apprêtait à mener une visite guidée dans les locaux de ses anciens ennemis – le siège berlinois de la Stasi, la police politique du régime, a été transformé en musée. L’immense bureau d’Erich Mielke, qui a dirigé l’organisation pendant l’essentiel de son existence, est truffé de classeurs protégés comme des coffres-forts.

Palais des larmes

La S-Bahn en direction de la gare Centrale s’arrête à la station Friederichstrasse. Des gens sortent, d’autres montent dans le wagon. Un couple de touristes inspecte une carte, un homme lit un roman pour adolescentes. « Sortez à gauche », indique la voie robotique. Un lundi avant-midi normal à Berlin.

Un lundi matin d’il y a 30 ans, la scène aurait été tout autre à la station Friedrichstrasse. C’est ici que se divisaient les réseaux de transport des deux Berlin. À cause des déchirements douloureux qui s’y produisaient, on a surnommé Tränenpalast – le palais des larmes – un petit bâtiment adjacent, où les familles faisaient leurs adieux. Il a été conservé.

Deux arrêts plus loin se trouve Alexanderplatz, la grande place centrale de Berlin-Est, complètement bétonnée. Sur les grands édifices qui l’entourent, des frises qui glorifient le travail et les travailleurs. Ici aussi, les manifestants s’activaient pendant l’automne 1989.

Gabriel Berger, un physicien à la retraite, se trouvait loin de Berlin pendant ces mois : 10 ans après être passé à l’Ouest, il s’est établi à Bonn, la capitale de sa nouvelle patrie. Comme pour M. Richter, sa liberté avait été rachetée après un séjour en prison. Dans le cas de M. Berger, il avait été condamné pour diffamation de l’État : après s’être vu interdire de quitter le pays, il avait crié sa frustration et affiché une copie de la Déclaration universelle des droits de l’homme à la cafétéria de l’institut de science nucléaire où il travaillait.

Deux jours avant la fête du 1er mai 1976, ils m’ont arrêté. Ils sont venus à mon bureau. Ils ne nous disaient pas qu’ils nous arrêtaient, ils nous demandaient simplement de les suivre pour des vérifications.

Gabriel Berger

La suite : un an en prison. « C’était très dur, ce n’était pas humain. Nous n’avions pas de droits. »

La chute du mur, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, a changé la vie des trois hommes. Ils sont unanimes : il était devenu si central dans leur vie que jamais ils n’auraient pu imaginer Berlin sans cette division.

Hans-Peter Spitzner est revenu à Chemnitz, la ville industrielle dans laquelle il a grandi et d’où il a fui pour l’Ouest, cinq ans après la chute du mur. C’est là que La Presse l’a rencontré. « Ma famille était ici, ma vie était ici. Je n’avais rien contre ma vie, j’en avais contre le régime », a-t-il dit.

Gabriel Berger aussi est rentré au bercail et habite Berlin-Est, pour être près de sa famille. Le mur est tombé il y a 30 ans, mais dans sa tête et celle des Berlinois qui l’ont connu, sa trace est indélébile. « Chaque fois que je marche, je pense que je suis dans l’Est ou dans l’Ouest, a-t-il dit. Je crois que ce sera comme ça jusqu’à la fin de ma vie. »

Les Allemagnes avant la chute du mur

Population (1990)

République démocratique allemande : 16,3 millions

République fédérale d'Allemagne : 62,16 millions

PIB ($US de 1989)

République démocratique allemande : 153 milliards

République fédérale d'Allemagne : 1180 milliards

PIB par capita ($US de 1990)

République démocratique allemande : 9193 $

République fédérale d'Allemagne : 18 690 $

Allemagne actuelle

Population (2019) : 83 millions

PIB ($US en 2018) : 4400 milliards

PIB par habitant ($US en 2018) : 53 089 $

Sources : CIA Factbook, OCDE, Statistisches Bundesamt (Destatis)

PHOTO FABRIZIO BENSCH, ARCHIVES REUTERS

C’est au Bösebrücke, dans le nord de la ville, que les militaires dépassés ont laissé filtrer les premiers visiteurs, en 1989.

« Je n’ai pas dormi cette nuit-là »

Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, sous la pression d’un mouvement de contestation en ébullition, l’histoire s’accélère et prend un virage que personne n’avait vu venir. En quelques heures s’ouvre un trou béant dans le rideau de fer qui séparait le monde en deux camps. Cette semaine, La Presse a parcouru à pied la quinzaine de kilomètres de la partie centrale du tracé du mur de Berlin, pour revivre cette nuit historique.

Bösebrücke

À 19 h, le soir du 9 novembre 1989, un officiel communiste annonce en conférence de presse que les Est-Allemands pourront dorénavant sortir du pays virtuellement sans restriction. Un journaliste s’enquiert : à partir de quand ? « Sans délai, maintenant », répond le porte-parole Günter Schabowski, apparemment mal préparé. Rapidement, ses propos sont relayés à la télévision ouest-allemande et pousse des centaines de Berlinois de l’Est à se masser aux points de passage du mur. C’est au Bösebrücke, dans le nord de la ville, que les militaires dépassés laissent filtrer les premiers visiteurs. Une page d’histoire venait de se tourner. Depuis, les lieux ont été rebaptisés « place du 9-Novembre ».

Mauerpark

Ilona Schuman promène son petit-fils à travers le Mauerpark (le parc du Mur), un espace vert divisé jusqu’en 1989. Il y a 30 ans, elle s’occupait de ses propres enfants, dans Berlin-Est, le soir où le mur est tombé. « Mon mari avait des oncles et ses grands-parents à l’ouest du mur et nous ne pouvions pas les voir, a-t-elle expliqué. Je suis allée travailler le lendemain, mais la moitié des employés manquaient à l’appel. Le samedi, nous sommes allés à Hambourg [en Allemagne de l’Ouest] parce que j’y avais de la famille. »

Bernauerstrasse

Cette longue rue complètement divisée est devenue emblématique : c’est ici que le Mémorial du Mur a été construit. Du haut d’une tour d’observation, les visiteurs peuvent constater que le « mur » était en fait un système complexe de sécurité constitué de deux murs séparés par un no-man’s-land surveillé en permanence. Sur le sol, des marques de métal montrent le tracé des tunnels qui ont permis des fuites, surtout dans les années 60, avant que la rangée de maisons la plus près du mur soit détruite par les autorités. Les photos de plusieurs victimes des militaires est-allemands sont affichées. Sur le sol, près d’une section du mur toujours debout, un petit bouquet de chrysanthèmes blancs accompagné d’un mot : « Un bouquet pour tous les morts ».

Porte de Brandebourg

Monument emblématique de Berlin, c’est ici que s’est précipité le militant antirégime Hartmut Richter le soir du 9 novembre. Il était passé à l’Ouest depuis neuf ans. « Je pouvais voir le mur de mon appartement. Les militaires pouvaient me voir dans mon appartement, a-t-il relaté. Quand j’ai vu la conférence de presse de Günter Schabowski à la télé, je suis allé à la porte de Brandebourg. Je n’ai pas dormi cette nuit-là. » Ercan Karaman s’est aussi rendu à la porte de Brandebourg, cette nuit-là, avec son père. Ce dernier frappait contre le mur avec son marteau pour en extraire des morceaux. « Je voyais des gens passer d’un côté à l’autre, mais je voyais aussi les militaires. Nous avons préféré rester prudents et ne pas traverser », a-t-il dit.

Potsdamer Platz

La Potsdamer Platz était coupée en deux par le mur de Berlin. C’est là que La Presse a rencontré Raik Haase, qui vivait à Lüben, une petite ville de l’Allemagne de l’Est, en 1989. « J’avais 18 ans et j’étais dans une discothèque, le soir du 9 novembre. Le DJ a interrompu la musique et pris la parole pour dire que le mur était ouvert. Personne ne le croyait, on pensait qu’il blaguait. C’était tellement incroyable, a-t-il dit. Quelques jours plus tard, je suis venu à Berlin-Ouest pour la première fois. Il y avait tellement de choses surprenantes dans les magasins ! Première chose à faire : aller voir Batman au cinéma. »

Checkpoint Charlie

Aujourd’hui, c’est le point central pour l’industrie touristique qui exploite le souvenir du mur de Berlin. Jusqu’en 1989, c’était un point de passage réservé aux militaires et aux diplomates. C’est ici que Hans-Peter Spitzner et sa fille de 7 ans sont passés à l’Ouest dans le coffre de l’auto d’un soldat américain. « C’est un moment que je n’oublierai jamais. Je me suis dit que j’avais battu le système, battu le régime et que j’étais maintenant un homme libre », a-t-il confié.

Heinrich-Heine Strasse

Klaus Decker était passé à l’Ouest plusieurs années auparavant. « J’avais 33 ans à l’époque, j’étais au travail quand le mur est tombé. On est allés au passage de la Heinrich-Heine Strasse, a-t-il dit. Berlin s’était transformé en grande fête ce jour-là. Personne ne pensait aux dangers. Ça a changé dans les jours suivants, quand des milliers d’Est-Allemands sont arrivés en même temps. J’étais content de voir mes anciens amis, mais je me disais que j’avais fui ce pays et que maintenant, il me rattrapait. »

Oberbaumbrücke

Edel Zueller avait une trentaine d’années en novembre 1989. Elle vivait à Berlin-Ouest. « On m’a dit, en soirée, que le mur était tombé. J’avais un petit enfant, alors je n’ai pas pu sortir, s’est-elle rappelée. Mais le lendemain, je suis allé au pont Oberbaum. Des groupes jouaient de la musique. De gros camions étaient sur place, les gens y montaient et lançaient des journaux dans la foule. Des bananes aussi. Des choses auxquelles les gens de l’Est n’avaient pas accès. » Sa collègue Birgit Schwibbe habitait aussi Berlin-Ouest. « Je suis allée dormir et le lendemain matin, tout s’était passé », a-t-elle dit. Elle aussi s’est rendue sur place le lendemain. « Je devais le voir pour le croire. »

84 %

Encore aujourd’hui, les travailleurs de l’Est gagnent moins que ceux de l’Ouest, le plus récent rapport sur l’unité de l’Allemagne, présenté chaque année, évaluant que les salaires y sont inférieurs de 16 %.

— Les témoignages ont été édités pour en faciliter la lecture.

PHOTO EVGUENI KHALDEI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un soldat soviétique agite un drapeau devant le palais du Reichstag, siège du gouvernement allemand, après l’arrivée des forces alliées à Berlin le 2 mai 1945.

Le mur de Berlin en sept dates

Mai 1945

L’Allemagne capitule. L’occupation du pays par la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Union soviétique s’organise rapidement. Les alliés divisent le pays en quatre zones et font de même pour sa capitale, Berlin, qui se trouve pourtant entièrement dans la zone soviétique.

Août 1961

Les Berlinois se réveillent un matin avec la surprise de voir des soldats construire un mur à travers la capitale, isolant le secteur soviétique des secteurs occidentaux. Le régime est-allemand veut endiguer l’hémorragie : des millions de ses citoyens ont quitté le pays en quelques années.

Août 1962

Les soldats est-allemands ouvrent le feu sur le jeune Peter Fechter, qui tentait de fuir vers l’Ouest. Il devient le premier des quelque 300 personnes qui ont perdu la vie en essayant de franchir la frontière entre les deux Allemagnes.

Juin 1963

En visite à Berlin deux ans après l’érection du mur, le président américain John F. Kennedy prononce son fameux « Ich bin ein Berliner » à l’issue d’un discours de soutien à la population encerclée de Berlin-Ouest.

Juin 1987

« Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur », lance le président américain Ronald Reagan dans un discours devant la porte de Brandebourg – et donc à un jet de pierre du mur de Berlin.

Septembre 1989

Les manifestations anti-régime s’intensifient en Allemagne de l’Est, notamment à Leipzig. Elles forceront le grand patron du Parti communiste – et donc de l’État – à quitter son poste le mois suivant. Des centaines d’Allemands de l'Est se réfugient à l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest à Prague et demandent l’asile.

Novembre 1989

Dans la nuit du 9 au 10 novembre, après que le gouvernement est-allemand eut promis la liberté de circulation, des manifestants se massent à certains points de passage du mur de Berlin et se frayent un chemin. Les soldats ne s’opposent pas. Dans les esprits, le mur est tombé. L’Allemagne sera réunifiée 11 mois plus tard.