Incroyable mais vrai : le Québécois Marcel Ouimet est le seul journaliste francophone à avoir participé au débarquement du 6 juin 1944. Correspondant pour Radio-Canada, il couvrira dans la foulée la bataille de Normandie, la libération de Paris et le procès du maréchal Pétain, en plus de s’introduire dans les bureaux d’Hitler à Berlin… Le journaliste français Jean-Baptiste Pattier a reproduit, dans un livre, les lettres que le reporter écrivait à sa femme depuis le front. Des lettres qui en disaient souvent plus que ses reportages, nettoyés par la censure. Entretien.

Comment est né ce projet de livre ?

Après le 70e anniversaire du débarquement, en 2014, France 3 m’a envoyé au Canada pour faire un documentaire sur Marcel Ouimet. Lors d’une entrevue, sa fille Renée me tend une sacoche qui était dans son sous-sol. J’ouvre cette sacoche et je trouve près de 300 lettres qu’il a écrites à sa femme pendant qu’il couvrait la Libération. Plus je lis, plus je découvre des lettres riches en enseignement historique. Très tôt, je me dis qu’il faut faire un livre avec ce trésor. Ces lettres étaient complètement inédites et l’histoire de Marcel Ouimet est incroyable. À ma connaissance, c’est le seul correspondant de guerre francophone qui était là le jour J. Le seul à avoir fait un récit en français du 6 juin ! Il débarque avec les soldats. Il reste. Il dort dans une tranchée à ciel ouvert. Jusqu’à l’été 1945, il va être tout le temps là où ça se passe. Bataille de Normandie, libération de Paris, procès de Pétain. Il va aussi pénétrer dans les bureaux d’Hitler et de Goebbels à Berlin. C’est un destin exceptionnel.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Photo prise par Marcel Ouimet sur la plage
de Bernières-sur-Mer (Juno Beach) le jour 
du débarquement

Qu’est-ce que ces lettres à sa femme nous apprennent que ses reportages ne disaient pas ?

C’est une valeur ajoutée parce que ses lettres étaient moins censurées que ses reportages. Il lui raconte vraiment tout ce qu’il a sur le cœur. Par exemple, la critique des bombardements. Dans ses reportages, il parle de bombardements alliés qui ont une précision mathématique, alors que dans ses lettres, il va critiquer ces bombardements. Les remettre en cause. Se demander à quoi ça sert. Il va s’alarmer du sort des civils. Il voit les corps et se lamente de ça. Il en parle moins dans ses reportages.

C’est donc plus personnel…

Oui, parce qu’il livre les choses qu’on ne voit pas. Il va livrer son point de vue d’homme qui voit dans le regard des civils. Il personnifie son histoire à travers ce qui se passe loin de sa femme et de ses enfants. Ce qui est intéressant aussi, c’est le côté politique. Il n’est pas favorable à l’administration des territoires libérés par les Anglais et les Américains. Ça, il ne le dit pas dans ses reportages. C’était un sujet extrêmement tabou. Il dit aussi qu’il en a ras le bol que les soldats canadiens soient toujours mis au second plan. Il dit que les Anglais et les Américains se taillent la part du lion. Que c’est eux qui font les plus belles choses. Les plus médiatisées, les plus reconnues. Que c’est toujours les Canadiens qui font les basses besognes alors qu’ils sont dans des combats extrêmement violents.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Marcel Ouimet en Europe (sans date)

Vous dites que ses reportages se distinguent par leur « grande humanité et leur proximité avec les événements ». Avez-vous l’impression qu’il a couvert la guerre différemment des autres ?

Ce qui est assez fascinant avec Marcel Ouimet – et ça, tous les historiens le disent en France –, c’est qu’au-delà des combats qu’il relate au plus près, il a un regard très affûté sur les civils. On le voit dans plusieurs de ses reportages et encore plus dans ses lettres… C’est intéressant parce que depuis 2014, tout se focalise sur les civils. Lui, il a fait ça 70 ans avant. Il va les rencontrer, les décrire, parler des maisons bombardées, des villes détruites. Il va raconter comment les civils perçoivent les libérateurs et l’inverse. Il parle aussi de la méfiance qui s’installe. Comment se passe ce lien avec les civils allemands. Il se pose toutes les questions qu’on se pose aujourd’hui ! Il a une sensibilité et une humanité. Il est à la fois passionné, intéressé et ému par ce que pensent les civils, et ça, c’est quelque chose de précurseur et de complètement différent des autres.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Photo du général de Gaulle à Paris prise par Marcel Ouimet le jour de la libération de Paris

Dans quelles conditions techniques travaillait-il ? Il n’a pas diffusé en direct le jour du débarquement…

Ce qui l’agace, c’est qu’il n’a pas le matériel qu’il souhaitait pour le 6 juin. Il voulait un enregistreur portatif. Il ne l’a pas. La deuxième chose qu’il n’a pas et qui est extrêmement agaçante, c’est le fameux fourgon. Radio-Canada était la seule radio qui avait un fourgon qui permettait d’enregistrer les reportages radio. Mais ce fourgon reste en Angleterre parce qu’il n’a pas eu l’autorisation de traverser la Manche. Dernier problème : il n’y a pas non plus d’émetteur. Puisqu’il ne peut ni enregistrer ni diffuser sa voix, il va écrire son récit du 6 juin le jour même, puis le transférer à Montréal par un système de télégraphe. Le texte sera ensuite lu par un journaliste situé en salle des nouvelles. Le premier reportage avec sa voix ne sera pas diffusé avant le 13 juin, quand un émetteur de la BBC est finalement installé sur le sol français. Ses reportages seront ensuite diffusés 24 ou 48 heures après avoir été enregistrés.

Vous dites qu’il était une « référence » comme reporter de guerre. Comment expliquer, selon vous, qu’on ne se souvienne pas plus de lui au Québec ?

D’après mes recherches et les témoignages que j’ai recueillis auprès de membres de sa famille, Marcel Ouimet était pour un Canada fédéral. Ça a peut-être joué. Il ne s’est jamais dit Québécois. Il se disait Canadien de langue française, Canadien francophone, Canadien français. Il était pour un grand Canada, dans lequel la langue française avait toute sa place, au même titre que la langue anglaise, sans que l’une des deux langues écrase l’autre. C’était sa vision des choses. Après la guerre, au fur et à mesure des années, le mouvement autonomiste québécois prend une importance clé. Lui ne comprend pas ce mouvement-là. Par conséquent, il se retrouve un peu à l’écart. Il ne fait pas de politique. Il est moins sous le feu des projecteurs. Il devient vice-président de Radio-Canada. Et travaille beaucoup pour l’ouverture des bureaux de langue française dans les autres provinces. Mais du point de vue de la notoriété, il va se retrouver un peu éteint, tandis que René Lévesque, qui a aussi été reporter pendant la Libération, va devenir une grande figure de la politique québécoise…

Un reporter au cœur de la Libération –  Des plages du Débarquement au bureau d’Hitler Jean-Baptiste Pattier Armand Colin