Après le soulagement, les questions. Les autorités ukrainiennes suscitaient jeudi interrogations et scepticisme après la mise en scène d'un faux assassinat du journaliste russe critique du Kremlin Arkadi Babtchenko.

La réapparition lors d'une conférence de presse-spectacle mercredi de ce reporter chevronné, supposément abattu de trois balles dans le dos à l'entrée de chez lui à Kiev où il s'est exilé, a été accueillie par des effusions de joie par ses collègues réunis toute la soirée sur la place centrale de la capitale ukrainienne.

Le procédé a été justifié comme nécessaire pour déjouer une tentative d'assassinat bien réelle organisée selon Kiev par les services secrets russes, visant Arkadi Babtchenko mais aussi une trentaine d'autres personnes, en remontant de l'exécutant aux commanditaires.

Il a aussitôt sans surprise suscité la colère de Moscou, qui a dénoncé une «provocation antirusse», mais aussi déclenché une avalanche de critiques de journalistes et d'organisations de médias.

L'ONG Reporters sans Frontières (RSF) a condamné une simulation «navrante» et «une nouvelle étape dans la guerre de l'information» entre Kiev et Moscou. «Fallait-il recourir à un tel stratagème? Rien ne justifie de mettre en scène la mort d'un journaliste», a critiqué son secrétaire général Christophe Deloire.

Cette affaire «va amoindrir encore davantage les niveaux déjà macroscopiquement bas de confiance qu'ont les Ukrainiens dans leur gouvernement et leurs médias», estime pour sa part l'historienne Anne Applebaum dans le Washington Post, jugeant que les autorités ukrainiennes ont «brisé un tabou».

«Après tout, d'autres pays parviennent à mettre la main sur des criminels sans mettre en scène des morts fictives de gens connus et sans déclencher un deuil national et international», relève-t-elle.

La revue américaine The Atlantic y voit «une accentuation de l'atmosphère de poudre aux yeux qui règne en Europe de l'Est et en Russie, où la désinformation paraît évoluer librement».

«Au moment où l'Ukraine veut se positionner comme un membre responsable de la communauté européenne et supplie ses donateurs internationaux de l'aider à contre les fausses informations, pourquoi contribue-t-elle à en créer?», s'interroge pour sa part l'expert Michael Bociurkiw sur CNN.

«Stratagème» nécessaire?

«Cette histoire est, et c'est le moins qu'on puisse dire, étrange. Je ne suis pas sûr qu'ici la fin justifie les moyens», a réagi jeudi le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Se disant «soulagée», l'Union européenne a dit attendre «plus de détails» sur cette opération.

Arkadi Babtchenko, qui a expliqué mercredi devant la presse avoir préparé depuis plusieurs semaines la mise en scène avec les services spéciaux pour déjouer une tentative de meurtre bien réelle, a balayé les critiques jeudi.

«Je souhaite à tous les défenseurs de la haute morale de se retrouver dans une telle situation: qu'ils montrent alors leur respect des principes de la morale et meurent la tête haute sans avoir trompé les médias», a-t-il lancé sur sa page Facebook.

Un conseiller du ministre de l'Intérieur, le député Anton Guerachtchenko, a expliqué que cette mise en scène était nécessaire pour «remonter et documenter toute la chaîne, du tueur à gages aux organisateurs et aux commanditaires», en les persuadant que «la commande a bien été exécutée».

Le chef des Services de sécurité ukrainiens (SBU), Vassyl Grytsak, a affirmé qu'un Ukrainien recruté par les «services de sécurité russes» et présenté comme l'«organisateur» avait été arrêté. Les autorités n'ont toutefois fourni aucune information sur son identité.

Cet homme devait ensuite préparer les assassinats d'une trentaine d'autres personnes, essentiellement des Russes exilés en Ukraine, a affirmé M. Grytsak.

Arkadi Babtchenko a quitté la Russie en février 2017, dénonçant un «harcèlement». Il a d'abord vécu en République tchèque et en Israël, avant de s'installer à Kiev où il anime une émission de télévision.

L'annonce de sa fausse mort intervenait moins de deux ans après l'assassinat du journaliste russo-bélarusse Pavel Cheremet, dont la voiture avait explosé en plein centre de Kiev.

En mars 2017, c'était un ancien député russe réfugié en Ukraine qui avait été abattu dans le centre de Kiev.

M. Babtchenko se disait menacé après avoir dénoncé le rôle de la Russie dans le conflit dans l'est de l'Ukraine, où le conflit entre séparatistes prorusses et armée ukrainienne a fait plus de 10 000 morts depuis quatre ans.

«J'ai promis de mourir à 96 ans en dansant sur la tombe de Poutine (...) Je vais essayer de le faire», a-t-il écrit sur le réseaux sociaux après l'annonce de sa «résurrection» mercredi soir.