Session parlementaire extraordinaire, discours nocturne et hommages aux « martyrs » : la Turquie commémore aujourd'hui la tentative de putsch de 2016. Et l'universitaire américain Henri Barkey, qui se trouvait en Turquie ce jour-là, constate que la revanche du président d'Erdoğan s'exprime bien au-delà des frontières de son pays.

Henri Barkey se trouvait en Turquie le 15 juillet 2016 pour participer à une conférence universitaire sur l'Iran lorsque des militaires ont tenté de renverser le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan.

Cet ex-chercheur de l'institut Woodrow Wilson était loin de se douter, en suivant à la télévision les rebondissements de l'affaire, que les médias locaux le dépeindraient quelques jours plus tard comme un agent de la CIA ayant joué un rôle de premier plan dans l'affaire.

« Je suis rentré chez moi après la conférence sans avoir d'ennuis. Les premiers articles disant que j'étais l'un des instigateurs du coup d'État ont commencé à sortir juste après mon retour aux États-Unis », relate en entrevue l'universitaire de carrière, qui n'est pas retourné en Turquie depuis ce temps.

« Si j'y vais, je serai sûrement arrêté et mis en prison et le gouvernement américain ne pourra rien faire pour me tirer de là. »

Henri Barkey continue, un an plus tard, de composer avec les attaques « absurdes » des médias proches du régime

Il n'est pas le seul concerné par l'improbable cabale de la justice turque, puisque des procureurs du pays ont annoncé il y a quelques mois qu'une enquête avait été lancée contre 17 ressortissants américains soupçonnés d'avoir des liens avec Fethullah Gülen.

Cet imam influent, qui vit depuis plusieurs années en Pennsylvanie, a longtemps été un proche collaborateur du président turc. M. Gülen est dépeint comme le principal responsable du coup d'État par Ankara, qui réclame son extradition.

M. Barkey, qui a déjà travaillé pour le département d'État, pense que la mise en cause « cynique » d'universitaires de son envergure et de hauts responsables du gouvernement vise à faire pression sur le gouvernement américain pour l'amener à renvoyer Gülen en Turquie.

Le stratagème, dit-il, illustre bien le climat de paranoïa encouragé par le régime turc, qui a imposé l'état d'urgence et lancé une vaste purge dans l'armée, les tribunaux et la fonction publique dans le but déclaré d'écarter les partisans de l'imam. Les détracteurs du président Erdoğan affirment qu'il a plutôt profité de l'occasion pour écarter toute forme d'opposition.

ARBITRAIRE ET POUVOIRS ÉLARGIS

L'arbitraire règne sur le plan judiciaire et la liberté d'expression n'existe presque plus, note M. Barkey, plus encore depuis que le chef d'État s'est fait attribuer des pouvoirs élargis dans le cadre d'un référendum chaudement disputé en avril dernier.

Bien que l'opposition ait été ignorée par les médias, qui sont aujourd'hui largement contrôlés par le gouvernement, le résultat final a été très serré, témoignant de la division du pays.

Une manifestation monstre tenue à Istanbul il y a une semaine à l'issue d'une marche orchestrée par le chef du principal parti d'opposition a relancé les espoirs des opposants au régime.

Kemal Kiliçdaroğlu, du Parti républicain du peuple, a dénoncé à cette occasion le « second coup d'État » orchestré par le président Erdoğan et a présenté une liste de demandes visant à renverser les réformes renforçant les pouvoirs de l'homme fort turc.

« Il faudra voir s'il est capable de faire quelque chose de cet élan », note M. Barkey.

Malgré le virage autoritaire du régime, ni l'Union européenne ni les États-Unis n'ont véritablement haussé la voix à son égard, relève l'universitaire, qui y voit une manifestation de l'importance géostratégique de la Turquie, pays membre de l'OTAN.

« Certains pays disposent de pétrole. La véritable richesse de la Turquie est sa position », relève l'universitaire en évoquant notamment l'importance du rôle du pays dans la gestion de la crise des réfugiés ainsi que sa proximité avec l'Irak et la Syrie, où ont cours d'importants conflits.

« S'il fallait que la Turquie devienne complètement instable, il y aurait d'énormes dommages pour les intérêts occidentaux », conclut-il.

L'épineuse question kurde

La question kurde est un autre sujet épineux qui divise la société turque. Le président Erdoğan a relancé les hostilités avec les combattants indépendantistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans l'est du pays et fait emprisonner nombre d'élus du parti associé à cette minorité ethnique. David Romano, spécialiste de la question kurde rattaché à l'Université d'État du Missouri, estime que le chef d'État adopte la ligne dure pour courtiser les nationalistes turcs. Il n'est pas impossible, dit-il, que les dirigeants kurdes se tournent dans ce contexte vers le Parti républicain du peuple, principal parti d'opposition au régime, pour chercher à faire avancer leurs intérêts même si la formation est divisée à leur égard.