Un tribunal d'Istanbul a lancé jeudi un mandat d'arrêt à l'encontre du prédicateur exilé aux États-Unis Fethullah Gülen, accusé par Ankara d'être le cerveau du coup d'État manqué, ce que l'intéressé nie.

Le mandat d'arrêt accuse l'ex-imam, qui s'est exilé depuis 1999 en Pennsylvanie, « d'avoir ordonné la tentative de coup d'État du 15 juillet », qui a fait vaciller le pouvoir pendant quelques heures et qui coûté la vie à 272 personnes, a annoncé l'agence progouvernementale Anadolu.

Cette démarche ouvre la voie à une demande formelle d'extradition de la bête noire du président Recep Tayyip Erdogan auprès de Washington.

Ce dossier promet d'empoisonner durablement les relations turco-américaines. Les États-Unis ont demandé des preuves à Ankara de l'implication de l'ex-imam septuagénaire qui vit reclus en Pennsylvanie.

Les plus hauts responsables de Turquie ont déjà réclamé de nombreuses fois aux États-Unis l'extradition du « terroriste » Gülen.

La Turquie a annoncé avoir déjà fourni à deux reprises des « dossiers » sur le rôle de M. Gülen dans le coup d'État manqué. Le prédicateur avait condamné la tentative de renversement du pouvoir, depuis son exil américain.

Le gouvernement américain a répété jeudi, par la voix du porte-parole du département d'État Mark Toner, que cette procédure juridique prenait du temps. Le ministère de la Justice « essaie toujours de déterminer si les documents fournis constituent une demande formelle d'extradition », a expliqué M. Toner.

La Turquie avait déjà lancé un mandat d'arrêt contre Fetullah Gülen en décembre 2014 notamment pour avoir « monté et dirigé une organisation terroriste armée » alors que les relations du président Erdogan avec son ancien allié s'étaient dégradées en raison d'un scandale de corruption impliquant des proches de M. Erdogan et des ministres et derrière lequel Ankara avait vu la main de Gülen.

Le neveu de Gülen, Muhammet Sait Gülen, a été placé jeudi en détention à Ankara, a annoncé la télévision CNN Turk. Il avait été mis en garde à vue le 23 juillet dans la ville de Erzurum (est).

« Nid de terroristes »

Par ailleurs, deux juges de la Cour constitutionnelle ont été limogés jeudi, a annoncé Anadolu.

Comme chaque jour depuis le coup d'État manqué, le président Erdogan a dénoncé en termes très vifs le « virus » des sympathisants de Gülen « qui s'est répandu partout » et que la Turquie « est obligée de nettoyer ».

« Chaque école, chaque maison (...) et chaque compagnie de cette structure (le réseau des proches de Gülen) est un nid de terroristes », a lancé le chef de l'État : « ces gens sont des meurtriers, des hypocrites (...) des voleurs ».

« Ceux déjà arrêtés ne sont que le sommet de l'iceberg », a-t-il poursuivi, « les autres restent à l'oeuvre. Il ne fait pas de doute que le monde des affaires est un pilier de l'organisation », a-t-il assuré devant un groupe de membres des Chambres de commerce à Ankara.

« Nous couperons tous leurs liens d'affaires, tous les revenus des entreprises liées à Gülen », a-t-il promis.

La traque implacable aux sympathisants, réels ou supposés, de Gülen en Turquie a touché tous les secteurs de la société, laminant en particulier l'armée - près de la moitié des généraux ont été limogés - l'éducation, la justice et les médias, dont 131 ont été abruptement fermés.

Selon les dernières données fournies mercredi par le ministre de l'Intérieur Efkan Ala, près de 26 000 personnes ont été placées en garde à vue et 13 419 étaient en détention préventive. Au total, plus de 50 000 limogeages ont eu lieu.

Ce « nettoyage radical » a entraîné de vives critiques dans les capitales occidentales et notamment en Europe où l'Autriche a appelé à une rupture des négociations d'adhésion d'Ankara à l'Union européenne, s'attirant les foudres d'Ankara.

Mais rompre les négociations serait une « grave erreur », a déclaré le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker à la chaîne allemande ARD, dans un entretien qui doit être diffusé dimanche.

Ondes de choc jusqu'à Washington et Bruxelles

Des allées du pouvoir à Washington ou Bruxelles aux rues de Pennsylvanie ou de Cologne, le coup d'État raté, qui pouvait apparaître comme une secousse turco-turque, a brutalement envenimé les relations d'Ankara avec ses grands partenaires américain et européens.

Toutefois, si les passes d'armes avec ces derniers se sont multipliées, l'après-coup d'État ne devrait pas modifier les alliances de la Turquie, estiment les experts, ni pousser celle-ci dans les bras de nouveau ouverts de la Russie, seule épargnée par ses reproches.

Le président Recep Tayyip Erdogan a accusé ses alliés occidentaux « de soutenir le terrorisme et les putschistes », de ne pas être venus en Turquie le soutenir et de le censurer quand il voulait haranguer par vidéo la diaspora turque à Cologne, en Allemagne.

Mardi, le premier ministre Binali Yildirim demandait pour la énième fois à Washington d'extrader le prédicateur Fethullah Gülen, exilé en Pennsylvanie et désigné par Ankara comme le cerveau du « complot de l'étranger ».

Un ministre turc a même accusé Washington d'implication dans le putsch raté du 15 juillet, derrière lequel un ancien chef d'État-major a vu la main de la CIA.

« Si les États-Unis saisissent cette chance en or, alors le problème entre deux partenaires stratégiques sera réglé », a dit M. Yildirim, à propos de l'extradition.

Le dossier Gülen promet d'empoisonner durablement les relations turco-américaines. Même s'il a peu de chance d'aboutir. « La Turquie n'a jamais brillé par une préparation efficace de ses dossiers d'extradition », a relevé Unal Ceviköz, ancien ambassadeur turc à Londres, dans le quotidien Hurriyet.

« Pas un long fleuve tranquille »

En dépit de l'escalade verbale à Ankara, les États-Unis répètent, placides, que la Turquie est leur « amie, alliée au sein de l'OTAN ». Sans afficher d'empressement à étudier le cas Gülen.

Ankara est un partenaire-clé sur le flanc sud-est de l'OTAN, notamment dans la lutte antidjihadistes.

La base stratégique d'Incirlik (sud) est essentielle aux opérations de la coalition menée par les États-Unis contre le groupe État islamique en Syrie et en Irak. Elle abriterait des dizaines d'armes nucléaires tactiques de l'OTAN.

À l'inverse, son appartenance à l'OTAN représente pour la Turquie une sécurité pour laquelle elle n'a guère d'alternative. « Toute aventure centrale-asiatique n'aurait aucune chance », dit un expert turc en référence à l'Organisation de coopération de Shanghai.

La Turquie reste pour Washington un « partenaire essentiel au Moyen-Orient », dit Jean Marcou, de Sciences Po Grenoble, « donc ils feront ce qu'il faut pour la satisfaire, même s'ils ne cèdent pas sur Gülen ».

Mais l'extradition du « terroriste » derrière la tentative de putsch qui a fait 272 morts a viré à l'obsession pour un président Erdogan massivement soutenu par son peuple et qu'on imagine mal lâcher prise à ce stade.

Les États-Unis ont l'habitude « de gérer les situations difficiles » avec Ankara. Ce n'est pas un long fleuve tranquille », dit Jean Marcou.

Objet de chantage

Le putsch raté a aussi ébranlé les relations, déjà compliquées, d'Ankara avec l'Union européenne. Bruxelles a menacé de geler les négociations d'adhésion d'Ankara face à la purge radicale en cours en Turquie. L'Autriche vient d'appeler à mettre fin à « cette fiction », disant tout haut ce que beaucoup pensent tout bas dans l'UE - et en Turquie.

Ankara de son côté brandit l'accord de mars sur les migrants, un potentiel objet de chantage. Cet accord a tari, du jour au lendemain, le flot de réfugiés vers l'Europe de l'Ouest et du Nord. À l'immense soulagement de l'UE.

Si la Turquie le reniait, ce serait « la politique du pire », dit M. Marcou. Mais elle ne souhaite probablement pas revenir à une situation où « des milliers de réfugiés passaient par ses côtes pour aller en Grèce », la poussant à des interventions dans des « zones sensibles » de l'Égée.

Dans ce contexte de tensions exacerbées, les lauriers tressés à Moscou détonnent : le chef de la diplomatie Mevlüt Cavusoglu a remercié le président Vladimir Poutine « pour le soutien inconditionnel de la Russie, contrairement aux autres pays ».

Le président Erdogan est attendu en Russie le 9 août pour sceller la réconciliation après une brouille de dix mois.

Mais « on n'en est pas à une alliance même s'il y a un rapprochement », qui a d'ailleurs des « motivations économiques évidentes », note M. Marcou, il reste trop « d'antagonismes : Syrie, Moyen-Orient ou Ukraine ».

L'expert turc relève de son côté qu'« il n'y a pas une seule question de crise internationale sur laquelle les Turcs et les Russes s'entendent, pas une ».

Par conséquent, en dépit des diatribes turques, « l'alliance turco-occidentale reste un axe structurant de la politique étrangère de la Turquie », pour M. Marcou.

- Pascale TROUILLAUD