La Turquie vivait jeudi sous l'état d'urgence, qui n'a pas empêché son président d'appeler son « cher peuple » à rester mobilisé dans les rues, après le putsch raté qui a fait 265 morts selon un bilan nettement revu à la baisse.

Le gouvernement turc avait fait état de plus de 300 morts dans la nuit dramatique du 15 au 16 juillet, mais, sans fournir d'explication, il a fortement abaissé le chiffre des pertes du côté des mutins, de 104 à 24. Les combats ont fait 241 morts du côté loyaliste, a annoncé le vice-premier ministre Numan Kurtulmus.

L'état d'urgence, qui n'avait plus été décrété depuis près de 15 ans, a été instauré pour trois mois et prévoit notamment des restrictions aux libertés de manifester ou de circuler.

Le vice-premier ministre a cependant déclaré aux médias turcs que le gouvernement espérait pouvoir le lever « dans un mois ou un mois et demi », « si les conditions reviennent à la normale ».

M. Kurtulmus a annoncé que la Turquie allait déroger à la Convention européenne des droits de l'homme, évoquant l'exemple de la France qui a fait de même au titre de l'article 15 de la CEDH après les attentats de Paris en novembre 2015.

Cet article reconnaît aux gouvernements, « dans des circonstances exceptionnelles », la faculté de déroger, « de manière temporaire, limitée et contrôlée », à certains droits et libertés garantis par la CEDH.

Cette dérogation prémunit donc la Turquie contre d'éventuelles condamnations de la CEDH alors que des purges considérables sont en cours dans l'armée, la justice, la magistrature, les médias et l'enseignement.

M. Kurtulmus a assuré qu'Ankara n'imposerait pas de couvre-feu.

L'ampleur de la purge en cours en Turquie suscite l'inquiétude à l'étranger, Berlin ayant encore appelé jeudi Ankara à respecter « la juste mesure des choses ».

« Traîtres » terroristes

Malgré les restrictions au droit de manifester prévues par l'état d'urgence - que le Parlement devait avaliser dans la journée comme une formalité - de nombreux Turcs ont reçu un texto de « RTErdogan », les appelant à continuer à descendre dans la rue pour résister aux « traîtres terroristes ».

Une expression faisant référence aux partisans du prédicateur exilé aux États-Unis, Fethullah Gülen, accusés d'avoir noyauté l'État et fomenté le putsch.

Ankara demande à la justice américaine de lui remettre le septuagénaire, affirmant avoir transmis des preuves de son implication, qui n'ont toujours pas été rendues publiques.

« Mon cher peuple, n'abandonne pas la résistance héroïque dont tu as fait preuve pour ton pays, ta patrie et ton drapeau », « Les propriétaires (des villes) ne sont pas les chars. Les propriétaires sont la nation », écrit dans son texto le président.

Mercredi, il s'était adressé à la foule de ses partisans pour le cinquième soir consécutif et avait dit sa conviction que le coup d'État n'était « peut-être pas fini ».

La purge continuait à plein régime. Quelque 55 000 personnes, militaires, juges, professeurs, ont été arrêtées, suspendues ou limogées. Jeudi, selon l'agence Anadolu, 109 généraux ou amiraux restaient en détention, tout comme une trentaine de magistrats. Le ministère de la Défense a par ailleurs suspendu 262 juges et procureurs militaires.

Humiliés et brutalisés

« Nous continuerons à nous battre pour éliminer ces virus des forces armées », a répété mercredi M. Erdogan.

Des figures emblématiques de l'armée arrêtées sont désormais vues avec haine et comme des traîtres, paradées devant les médias d'État, humiliées et probablement brutalisées.

Tel est le cas de l'ancien chef de l'armée de l'air, le général Akin Oztuk, photographié hagard avec un bandage sur l'oreille, puis avec un oeil au beurre noir.

Mais Ankara assure toujours ignorer qui a été sur le terrain le grand organisateur du coup d'État.

« On ne sait pas. Ce n'est pas clair », a dit M. Kurtulumus à des journalistes étrangers. « Il y a tant de noms dans les dossiers, tant de personnes de niveau moyen et élevé. »

Huit militaires turcs ayant fui en Grèce samedi après le putsch avorté en Turquie et réclamés par Ankara ont été condamnés jeudi par un tribunal grec à deux mois de prison avec sursis.

Comme l'opposition s'était rangée derrière le président Erdogan après le putsch, l'état d'urgence a rencontré le soutien quasi unanime de la presse.

« Les traîtres du FETÖ », l'acronyme utilisé pour désigner l'organisation de Gülen, « seront purgés de la fonction publique », assénait Zaman. Ce quotidien, qui fut proche du mouvement gulénistes, a été repris en main par l'exécutif turc en mars.

Mais des Stambouliotes interrogés dans la rue par l'AFP s'inquiétaient. Hasan, 60 ans redoutait « une période plus sombre » : « L'état d'urgence n'a jamais servi la démocratie, l'économie, le développement dans aucun pays. »

L'abc de l'état d'urgence turc

L'état d'urgence annoncé donne des pouvoirs étendus à l'exécutif en lui permettant de prendre des décrets ayant « force de loi », selon la Constitution.

« Nous resterons un système démocratique parlementaire, nous ne reculerons jamais là-dessus », a assuré le président Erdogan mercredi soir sur Al-Jazeera.

L'OSCE (Organisation pour la sécurité et la Coopération en Europe) a prévenu que cet « état d'urgence ne pouvait pas légitimer des mesures disproportionnées, comme parmi d'autres, la récente interdiction de voyager pour leur travail, imposée aux universitaires ».

Comment l'état d'urgence est-il décrété ?

Il est décidé par le Conseil des ministres sous la présidence du chef de l'État, en cas d'« indications graves sur des actes généralisés de violence ayant pour but la destruction de l'ordre démocratique » sur tout ou partie du territoire.

Après publication au Journal officiel, cette proclamation de l'état d'urgence doit être validée par le Parlement, une formalité, tous les partis d'opposition ayant apporté leur soutien au président Erdogan après le coup d'État manqué et aucune voix discordante ne s'étant fait entendre depuis.

Combien de temps peut-il durer ?

L'article 120 de la Constitution prévoit que l'état d'urgence n'excède pas six mois. Le Parlement a le pouvoir de le prolonger par période de quatre mois renouvelables, ou de le lever. Mercredi soir, le président Erdogan a annoncé qu'il serait instauré pour trois mois.

Mais jeudi, le vice-premier ministre Numan Kurtulmus a assuré que le gouvernement souhaitait lever « l'état d'urgence aussi vite que possible ». « Si les conditions reviennent à la normale, nous pensons que cela prendra un mois à un mois et demi au maximum », a déclaré le responsable, souhaitant qu'il n'y ait « pas besoin d'extension supplémentaire ».

Quelles mesures concrètes sont prévues ?

La Constitution turque n'entre pas dans le détail sur ce sujet. Son article 15 stipule que dans plusieurs circonstances, dont l'état d'urgence, « l'exercice de droits fondamentaux et de libertés, peut être partiellement ou entièrement suspendu », « tant que les obligations en terme de loi internationale ne sont pas violées ».

Durant cette période d'état d'urgence, le Conseil des ministres, sous la présidence du chef de l'État, peut « émettre des décrets ayant force de lois » qui seront publiés au Journal officiel et soumis le jour même à l'accord de l'Assemblée.

Selon les analystes, les décisions qui seront prises en relation avec l'état d'urgence peuvent limiter la liberté de manifester, de circuler librement, peuvent conduire à un contrôle des médias. Numan Kurtulmus a toutefois précisé  qu'il n'y aurait « clairement pas » de couvre-feu imposé. « Ce n'est pas une imposition de la loi martiale », a-t-il dit.

De héros à «traîtres»

(STUART WILLIAMS,  ANKARA) - Il y a seulement une semaine, avant la tentative de putsch manqué, on les aurait considérés comme les brillants représentants de leur pays et de l'une de ses institutions les plus respectées.

Mais les figures emblématiques de l'armée arrêtées après la tentative de coup d'État sont désormais vues avec haine et comme des traîtres, paradés devant les médias d'État, humiliés et probablement brutalisés.

Jusqu'à présent 125 généraux et amiraux ont été placés en garde à vue, dont 109 ont déjà été mis en détention. Les images de l'agence progouvernementale Anadolu en ont montré beaucoup le visage contre un mur, les mains attachées avec des menottes en plastique.

En dépit de l'arrestation de ces militaires dont beaucoup sont connus au plan national, des responsables assurent toujours ignorer qui a été sur le terrain le grand organisateur du coup d'État, qu'Ankara a imputé au prédicateur exilé Fethullah Gülen.

«On ne sait pas. Ce n'est pas clair», a dit le vice-premier ministre Numan Kurtulmus à un point de presse avec des journalistes étrangers. «Il y a tant de noms dans les dossiers, tant de personnes de niveau moyen et élevé», a-t-il ajouté.

Interrogé sur les images de suspects apparus le visage tuméfié, il a expliqué que leurs blessures avaient été provoquées par les combats dans la nuit de vendredi à samedi dernier et non par des mauvais traitements lors d'interrogatoires.

L'ancien chef de l'armée de l'air, le général Akin Ozturk

Le général quatre étoiles Akin Ozturk, 64 ans, a été entre 2013 et 2015 le chef de l'armée de l'air turque après une carrière brillante.

Il est probablement le haut gradé le plus emblématique à avoir été arrêté après le coup d'État manqué. Les médias gouvernementaux ont publié deux fois des images de lui, l'une où on le voit hagard avec un bandage sur l'oreille, la seconde où il a l'air encore plus mal en point avec un oeil au beurre noir.

Certains médias sont allés jusqu'à faire de lui le cerveau opérationnel de la rébellion avortée. Mais devant les procureurs, le général Ozturk l'a nié, affirment même n'avoir pas participé au coup raté.

«J'ignore qui l'a planifié et qui l'a dirigé», a-t-il déclaré, «Je n'ai pas participé à la tentative de coup d'État», qui aurait pu être «l'oeuvre de missions de l'étranger voulant affaiblir la Turquie».

L'aide du chef d'État-major, le lieutenant-colonel Turkkan

Le lieutenant-colonel Levent Turkkan, aide du chef d'état-major Hulusi Akar, a été régulièrement photographié à ses côtés. Akar a été retenu pendant des heures dans la nuit par les mutins et a été célébré comme un héros par les autorités.

Des photos dans la presse l'ont montré dévêtu jusqu'à la taille, le torse et les deux mains bandées.

L'agence Anadolu a publié ce qu'elle a présenté comme des aveux de Turkkan, où il confesse être un membre des réseaux gulenistes.

«J'ai obéi aux ordres et aux instructions venant de plus haut», aurait-il dit.

Il a dit avoir posé des micros dans le bureau d'Akar, et même de son prédecesseur Necdet Ozel, «Je mettais un enregistreur dans la pièce le matin et je le récupérais le soir» pour transmettre des informations aux gulénistes, aurait-il dit.

L'aide de camp d'Erdogan, Ali Yazici

Ali Yazici était l'aide de camp du président Erdogan depuis 2015, son conseiller militaire le plus proche, et photographié tout à côté de lui à toutes les manifestations importantes.

Dans sa déclaration aux procureurs, il a admis avoir pris de mauvaises décisions vendredi concernant la sécurité d'Erdogan tout en démentant tout lien avec les réseaux gulénistes.

«Pour moi Fethullah Gülen est le dirigeant d'une organisation terroriste», aurait-il dit.

Le général Mehmet Disli

Le général Mehmet Disli est suspecté d'avoir mené les opérations de capture du chef d'état-major Akar pendant la nuit dramatique de la tentative de putsch.

Sujet supplémentaire d'embarras pour les autorités, Mehmet Disli est le frère de Saban Disli, qui est le secrétaire général adjoint de l'AKP, le parti de la justice et du développement au pouvoir du président Erdogan.

Saban Disli a rapidement pris ses distances avec son frère: «Notre dirigeant est Recep Tayyip Erdogan. Un frère qui est un général et répond au nom de Disli ne changera rien à cela».

Mehmet Disli a toutefois nié tout lien avec Gülen et la tentative de putsch. Je suis une victime (...) J'ai été menacé de mort et suis arrêté», a-t-il dit aux procureurs.

photo archives AP

Le général quatre étoiles Akin Ozturk, 64 ans, a été entre 2013 et 2015 le chef de l'armée de l'air turque après une carrière brillante.