Le président turc Recep Tayyip Erdogan n'entend pas à rire avec son image. Et les journalistes qui en font fi risquent fort de se le faire rappeler par tribunal interposé.

Depuis sa nomination en 2014, le ministère de la Justice turc a autorisé près de 2000 poursuites pour outrage au chef de l'État en ciblant au passage de nombreux représentants des médias.

« Il y a de nouveaux cas d'outrage chaque semaine. À tel point qu'un site web consacre une chronique quotidienne à ce type de dossier », explique en entrevue le représentant en Turquie du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), Özgür Ögret.

Il y a quelques semaines, une journaliste ayant la double nationalité turque et néerlandaise a été arrêtée à sa maison de villégiature par la police. Elle a retrouvé la liberté quelques heures plus tard sur ordre d'un tribunal, mais ne peut quitter le pays.

Ebra Umar se voit reprocher d'avoir insulté le président dans une chronique parue aux Pays-Bas dans le journal Métro où elle le désignait comme le « dictateur le plus mégalomaniaque depuis la création de la république en 1923 ».

Selon le compte-rendu du CPJ, elle réagissait alors à un appel du consulat turc à Rotterdam demandant aux ressortissants turcs de dénoncer les compatriotes qui critiquaient Recep Tayyip Erdogan.

BÂTONS DANS LES ROUES

La démultiplication des plaintes pour outrage au président n'est que l'un des stratagèmes utilisés par le régime à l'heure actuelle pour faire taire les médias critiques envers lui et son parti, le Parti de la justice et du développement (AKP), note M. Ögret.

« Tous les médias qui ne sont pas favorables à l'AKP ont des problèmes d'une nature ou d'une autre », résume le représentant du CPJ, qui évoque des pressions pouvant aller jusqu'à la reprise en main par des administrateurs approuvés par le régime.

Les médias réputés proches de Fethullah Gülen, un pasteur vivant en Pennsylvanie qui a longtemps été un allié de Recep Tayyip Erdogan, sont particulièrement ciblés.

Le même scénario se répète pour les médias ayant des liens, réels ou supposés, avec les insurgés kurdes qui combattent l'armée turque dans l'est du pays.

Lorsqu'il y avait des pourparlers de paix avec les Kurdes, les poursuites ciblant des médias sympathiques à leur cause étaient plus rares, les autorités « fermant les yeux » à ce sujet. La fin des pourparlers et la reprise des hostilités ont changé la donne et entraîné des accusations de terrorisme, souligne le représentant du CPJ.

CONFLIT SYRIEN

L'engagement turc dans le conflit syrien est aussi un sujet des plus sensibles comme en témoigne le début en mars, à huis clos, du procès du rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, Can Dündar, et du chef du bureau d'Ankara, Erdem Gül, pour « espionnage » et « divulgation de secret d'État ».

Les deux journalistes se voient reprocher d'avoir publié une enquête, photos à l'appui, traitant de la livraison par la Turquie d'armes à des rebelles islamistes en 2014.

En entrevue au quotidien Libération, M. Dündar a critiqué récemment le président Erdogan, lui reprochant de voir « toute critique » comme une menace et toute menace « comme un acte de terrorisme ».

« Il veut emprisonner l'ensemble de ses opposants et il est de plus en plus évident qu'il poursuivra la répression jusqu'à étouffer toutes les critiques », a-t-il noté.

« Au rythme où vont les choses, ce sera bientôt le cas », relève Özgür Ögret.

Le cas allemand

Les médias allemands n'échappent pas au regard scrutateur du président turc, qui a réagi agressivement en mars à la diffusion, sur une chaîne publique, d'une vidéo moqueuse le dépeignant comme un ennemi de la liberté d'expression. L'ambassadeur allemand à Ankara a été convoqué par le gouvernement turc, qui a demandé des explications. L'intervention a suscité une levée de boucliers en Allemagne, où un satiriste connu, Jan Böhmermann, a surenchéri en lisant en ondes un « poème » dans lequel le dirigeant turc était dépeint comme zoophile et pédophile. Le gouvernement turc a demandé l'ouverture à l'encontre de M. Böhmermann de poursuites pénales pour insultes au représentant d'un État étranger. Elles ont finalement été autorisées par le gouvernement fédéral allemand, qui a soulevé une nouvelle controverse.