La colère d'un côté, la liesse de l'autre. Le désarroi et l'espoir. La large victoire - inattendue - du parti du président turc Recep Tayyip Erdogan aux législatives a été accueillie dimanche par un mélange de sentiments extrêmes.

«Je suis horrifiée». Dans le très chic quartier stambouliote de Nisantasi, Güner Soganci, 26 ans, a encore du mal à digérer le succès du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), qui a regagné la majorité absolue perdue il y seulement cinq mois au Parlement.

«Je ne veux plus continuer à vivre dans ce pays parce que je ne sais pas ce qui nous y attend», soupire la jeune serveuse. «Nous avons raté une occasion unique de mettre un terme à la dictature d'Erdogan».

«Honte à tous ceux qui ont voté pour un parti qui a semé le désordre dans notre pays», renchérit Alphan Ozbalta, un publicitaire de 32 ans, attablé dans le même restaurant.

Pour Meryem Bahar, la surprise est telle qu'elle refuse encore d'y croire. «Ils ont dû tricher parce qu'il y a une différence énorme entre ce que prévoyaient les sondages et les résultats», suppute la banquière en tirant sur sa cigarette. «Je m'attends au pire...»

À Diyarbakir, au coeur du sud-est à majorité kurde du pays, ce dépit a brièvement laissé la place à la violence lorsque le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) a semblé ne pas atteindre les 10% nécessaires à son maintien au Parlement.

Des dizaines de jeunes, proches de la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ont érigé des barricades devant le siège local du HDP et tiré des coups de feu en l'air. Les forces de l'ordre ont riposté promptement avec des canons à eau et des gaz lacrymogènes et dispersé les protestataires.

«La paix maintenant»

Le calme est rapidement. Mais la colère reste. «Nous, on veut la paix. Pourquoi ils ne nous la donnent pas? Pourquoi ils ne nous donnent pas la liberté? Tout ce qu'ils veulent, c'est tuer?», s'emporte un des manifestants, Esvar Alioglu, 20 ans.

Depuis le mois de juillet, des affrontements meurtriers ont repris entre le PKK et les forces de sécurité turques, qui ont fait voler en éclat les fragiles discussions de paix engagées il y a trois ans entre Ankara et les rebelles.

«Qu'est-ce-que ce gouvernement veut de nous ? J'ai 33 ans et je n'ai connu que la guerre», confie Suat Biçer. «Demandez à tous les camarades qui sont ici: j'ai perdu des proches, lui aussi a perdu des proches, tout le monde a perdu quelqu'un ici. Il faut la paix maintenant».

Tout au contraire, le succès de l'AKP a été salué comme un soulagement par les partisans du président Erdogan.

«Recep Tayyip Erdogan n'est pas seulement devenu un leader européen mais un leader mondial», s'est enthousiasmé Yasin Aktay au milieu d'une foule en liesse près du siège stambouliote de l'AKP. «Nous croyons en lui, nous lui faisons confiance et, avec l'aide de Dieu, nous pouvons tout réussir», a-t-il ajouté.

«Nous avons gagné ce soir parce que l'AKP n'a pas laissé couler le sang des martyrs impunément», a estimé Beyza, un lycéen, en référence aux quelque 150 policiers et soldats tués lors d'attaques du PKK depuis trois mois.