Les Turcs retournent dimanche aux urnes pour leur deuxième scrutin législatif en moins cinq mois dans un pays en crise et sous haute tension, sur fond de violences jihadistes, de reprise du conflit kurde et d'inquiétudes sur la dérive autoritaire du gouvernement.

Après treize ans de domination sans partage, mais de plus en plus contestée sur la Turquie, le président islamoconservateur Recep Tayyip Erdogan joue gros.

Même s'il est arrivé en tête en atteignant 40,6% des suffrages et 258 sièges de députés sur 550, son Parti de la justice et du développement (AKP) a perdu le 7 juin la majorité absolue qu'il détenait depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Ce revers a sonné, provisoirement, le glas de l'ambition de M. Erdogan d'imposer à son pays une «superprésidence» aux prérogatives renforcées. Convaincu de pouvoir se «refaire», l'homme fort de la Turquie a toutefois laissé s'enliser les discussions pour la formation d'un gouvernement de coalition et programmé des élections anticipées.

Mais la plupart des sondages lui prédisent un nouvel échec et assurent que l'AKP sera une nouvelle fois contraint à un gouvernement de coalition.

En à peine cinq mois, le climat politique a pourtant singulièrement changé.

Le conflit armé qui oppose depuis 1984 les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) aux forces de sécurité turques a repris cet été dans le sud-est, région en majorité peuplée de Kurdes, et enterré le fragile processus de paix engagé il y a trois ans.

La guerre qui sévit depuis quatre ans en Syrie a débordé au-delà des frontières de ce pays en territoire turc. Après celui de Suruç (sud) en juillet, un attentat-suicide perpétré par deux militants du groupe jihadiste Etat islamique (EI), le plus meurtrier dans l'histoire de la Turquie, a fait 102 morts au cours d'une manifestation prokurde en plein coeur de sa capitale Ankara.

Ces violences inquiètent de plus en plus ouvertement les alliés occidentaux de la Turquie, à commencer par l'Union européenne (UE), soumise à un flux croissant de réfugiés, pour l'essentiel syriens, en provenance de son territoire.

Conjugué au récent ralentissement de l'économie, qui constituait jusque-là son principal argument électoral, ce climat a mis en difficulté le régime de M. Erdogan.

«L'AKP ou le chaos»

Pour rallier les suffrages des nationalistes, le premier ministre sortant et chef de l'AKP Ahmet Davutoglu a fait de la sécurité et de l'intégrité de son pays son leitmotiv, sur le mode «l'AKP ou le chaos».

«Nous avons besoin d'un gouvernement fort pour protéger la stabilité (...) l'AKP est le seul espoir de la Turquie», a-t-il répété vendredi dans son très conservateur fief de Konya.

M. Davutoglu s'en est par ailleurs pris au Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) et à ses «complices» du PKK. «Leur cible est la Turquie, notre unité et notre fraternité (...) nous ne céderons jamais», a lancé le chef du gouvernement.

Depuis des semaines, l'opposition dénonce en retour la complaisance du pouvoir avec les jihadistes de l'EI et dénonce à tour de bras sa dérive autoritaire.

«Certains veulent rétablir le sultanat dans ce pays, ne les y autorisez pas !», a exhorté vendredi le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), Kemal Kiliçdaroglu à Izmir (ouest). «Donnez-moi quatre ans de pouvoir, vous verrez comment un pays peut-être gouverné, sans corruption, sans gaspillages», a-t-il promis.

Le spectaculaire assaut donné mercredi par la police au siège de deux chaînes de télévision proches de l'opposition visées par une mise sous tutelle judiciaire a renforcé les craintes de l'opposition, des ONG et de la communauté internationale.

Dans une lettre adressée à M. Erdogan, une trentaine de responsables de grands médias de la planète ont ainsi dénoncé «une campagne organisée pour faire taire l'opposition».

Bien qu'il se soit cette fois abstenu de faire ouvertement campagne pour son parti contrairement à ce qu'il avait fait en juin, le chef de l'État n'en a pas moins pesé de tout son poids. «Si notre nation fait le choix du gouvernement d'un seul parti, je crois que cela posera les bases d'un retour de la stabilité que nous connaissons depuis douze ou treize ans», a-t-il dit jeudi.

Même si les partis de l'opposition se sont montrés plus enclins à constituer une coalition, la plupart des observateurs doutent que, quelle que soit sa composition, elle soit suffisamment solide pour ramener un peu de stabilité dans une Turquie plus divisée que jamais.

«Le scénario le plus probable reste le même : encore des turbulences», a résumé l'analyste Asli Aydintasbas, du Conseil européen sur les relations étrangères.