La police turque a pris de force mercredi le contrôle de deux chaînes de télévision proches de l'opposition, qui a dénoncé un nouvel exemple de la dérive autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan à quatre jours des élections législatives.

En direct devant les caméras, des policiers en tenue anti-émeute ont pris d'assaut au petit matin à Istanbul le siège de Bugün TV et Kanaltürk, dont la maison-mère a fait l'objet lundi d'une mise sous tutelle judiciaire très controversée.

La société de participation Koza-Ipek est réputée proche de l'imam Fethullah Gülen, devenu «l'ennemi public numéro 1» du chef de l'État depuis un retentissant scandale de corruption qui a visé son entourage pendant l'hiver 2013.

Les forces de l'ordre ont d'abord dispersé les salariés du groupe qui défendaient leur siège derrière un mur de pancartes «Bugün ne se taira pas» avec des gaz lacrymogènes et de canons à eau, avant de forcer l'entrée du bâtiment avec d'énormes pinces coupantes, selon les images retransmises par Bugün TV sur son site internet.

Des policiers et un des nouveaux administrateurs du groupe nommés par la justice ont ensuite investi la régie des deux télévisions et en ont pris le contrôle manu militari, malgré l'opposition d'un de ses rédacteurs en chef.

«Quel est votre titre? Ici, c'est ma chaîne», leur a lancé Tarik Toros.

Pendant ce face-à-face dans les étages, des affrontements ont éclaté devant le bâtiment entre les manifestants, dont des députés de l'opposition, et la police. Plusieurs personnes ont été arrêtées, a rapporté la chaîne de télévision privée NTV.

Plusieurs centaines de protestataires étaient encore rassemblés dans l'après-midi devant le siège des deux télévisions, sous forte protection policière.

Un photographe de l'AFP y a été insulté et frappé au visage par un policier en civil.

La justice turque a prononcé lundi la mise sous tutelle de Koza-Ipek, accusée selon un procureur d'Ankara de «financer», «recruter» et «faire de la propagande» pour le compte de Fethullah Gülen, qui dirige depuis les États-Unis un influent réseau d'ONG, médias et entreprises qualifié par les autorités d'«organisation terroriste».

L'UE «préoccupée»

M. Erdogan reproche à son ex-allié d'avoir bâti un «État parallèle» pour le renverser et a multiplié depuis les poursuites judiciaires et les purges contre ses partisans.

Après celle de Bank Asya, le 10e réseau bancaire du pays également proche de M. Gülen, la prise de contrôle de Koza-Ipek a suscité de nombreuses inquiétudes.

«C'est une attaque sérieuse contre le droit au public de s'informer», a dénoncé le coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) Selahattin Demirtas, qui s'est rendu sur place. «Sommes-nous surpris? Non, malheureusement», a-t-il regretté.

«Le pouvoir a montré aujourd'hui ce qu'il adviendra de ce pays si on ne met pas un terme à cette oppression dimanche», a renchéri sur son compte Twitter un député du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), Eren Erdem.

À Bruxelles, l'Union européenne (UE) s'est déclarée «préoccupée» par l'intervention de la police turque et a appelé au «respect de la liberté d'expression».

«Nous continuons de presser les autorités turques de faire en sorte que leurs actions respectent les valeurs démocratiques universelles» (...), dont la liberté de la presse et de réunion», a de son côté déclaré mardi le porte-parole du département d'État américain, John Kirby.

«Très inquiet de la mise sous tutelle d'Ipek Koza juste avant les élections du 1er novembre en Turquie», a tweeté le président du Parlement européen, Martin Schulz.

Les tensions entre les médias et les autorités, déjà fortes, ont été exacerbées ces dernières semaines par la reprise du conflit kurde et les législatives du 1er novembre.

Le quartier général stambouliote du quotidien Hürriyet a été la cible le mois dernier de deux attaques de manifestants favorables au chef de l'État et l'un de ses chroniqueurs vedettes, Ahmet Hakan, a été passé à tabac devant son domicile, peu de temps après avoir été menacé d'être «écrasé comme un insecte» par un éditorialiste du quotidien Star, proche du régime.

«Les entrepreneurs indépendants sont terrorisés et la liberté de la presse recule en Turquie», a déploré mercredi Hürriyet dans un éditorial, «nul doute que l'hospitalité de ce pays pour le G20 (qui se tient mi-novembre à Antalya) en sera ternie».

La Turquie pointe à la 149e place, sur 180, au classement mondial de la liberté de la presse établi le mois dernier par l'ONG Reporters sans frontières, derrière la Birmanie (144e) et juste devant la Russie (152e).

Le gouvernement turc se défend pour sa part de vouloir étouffer les médias et M. Erdogan répète régulièrement que la presse de son pays est «la plus libre du monde».