Au rythme où les tragédies se succèdent en mer Méditerranée, pas moins de 30 000 migrants désespérés risquent d'être avalés par les flots, d'ici la fin de l'année, en cherchant à atteindre les côtes de l'Europe. Pour mettre un terme à cette hécatombe, l'Union européenne se réunit en sommet, aujourd'hui.

Trente mille. C'est le nombre de vies que la mer Méditerranée risque d'engloutir d'ici la fin de l'année, si rien n'est fait pour mettre un terme à cette effroyable tragédie humaine.

Du 1er janvier au 19 avril 2015, le nombre de migrants disparus en mer a été 30 fois plus élevé qu'à la même période, l'an dernier.

Si le bilan est si lourd, c'est en raison du naufrage particulièrement meurtrier d'un chalutier, le 19 avril, au large des côtes libyennes. Plus de 800 migrants ont perdu la vie: c'est le pire désastre maritime à survenir en Méditerranée depuis la Seconde Guerre mondiale.

La catastrophe s'est produite à peine six jours après un autre naufrage qui a fait 400 morts. Elle a forcé l'Europe - et le reste du monde - à prendre conscience du sort des migrants prêts à risquer leur vie pour atteindre l'eldorado européen.

Le nombre de morts en mer augmente de façon exponentielle.

L'Organisation internationale pour les migrations (OMI) «craint à présent que le total de 3279 morts de migrants de 2014 ne soit dépassé cette année d'ici quelques semaines et ne puisse atteindre 30 000 à la fin de l'année, si on se base sur le bilan actuel», a prévenu un porte-parole de l'OMI en conférence de presse, mardi, en Suisse.

Voici des pistes pour expliquer la multiplication de ces naufrages.

Le chaos en Libye

Sous le règne de Mouammar Kadhafi, rares étaient les migrants qui se risquaient à entreprendre un voyage vers l'Europe à partir des côtes libyennes. En 2010, le nombre de traversées répertoriées entre la Libye et l'Italie par l'agence européenne Frontex s'élevait à 4500. L'an dernier, ce chiffre a bondi à... 170 000! Du jamais vu.

Il faut dire qu'en 2009, l'Italie avait signé un accord bilatéral avec la Libye pour contrôler le flot de migrants illégaux qui s'échouaient sur ses côtes. Le régime Kadhafi, très autoritaire, s'était bien acquitté de la tâche... avant de s'écrouler, deux ans plus tard, en 2011. Après la chute de la dictature, la Libye s'est peu à peu enfoncée dans la violence.

Des centaines de milices armées se battent désormais pour obtenir un bout de territoire et asseoir leur influence. Les passeurs exploitent ce chaos. Liés aux milices, ils font d'énormes profits en entassant des migrants désespérés sur de vieux rafiots qui font cap sur l'Italie. Certains passeurs seraient liés au groupe armé État islamique, établi à Syrte.

L'économie libyenne, autrefois relativement prospère, s'est écroulée. Les travailleurs migrants africains, qui s'arrêtaient naguère en Libye, poursuivent maintenant leur route jusqu'en Europe.

La guerre en Syrie

En 2014, les Syriens ont été plus nombreux que les migrants de toute autre nationalité à traverser la Méditerranée. Certains d'entre eux ont évidemment fui la guerre civile qui déchire leur pays. D'autres ont plutôt fui les camps de réfugiés dans lesquels des millions de Syriens sont bloqués depuis maintenant quatre ans.

L'Europe - et le reste du monde - a créé un lucratif marché pour les passeurs en n'agissant pas pour régler la crise syrienne, dénonce François Crépeau, rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l'homme des migrants.

«Ça fait quatre ans que dure cette crise, et nous ne faisons rien», déplore M. Crépeau, aussi professeur de droit international à l'Université McGill. Plus de trois millions de Syriens ont fui leur pays, ce qui en fait la plus importante population de réfugiés au monde après les Palestiniens. De ces trois millions, l'Europe n'a accueilli que 130 000 Syriens.

«Les autres sont bloqués en Turquie, au Liban, en Jordanie, dit M. Crépeau. Ce ne sont pas des miséreux. Plusieurs d'entre eux étaient des professionnels en Syrie. Ils ont de l'argent, ce qui leur permet d'acheter des passages à 30 000 euros, pour des familles entières, vers l'Europe. Si vous voulez créer un avenir pour vos enfants et qu'on ne vous offre rien, vous allez le créer vous-mêmes. Et vous allez prendre des risques.»

Le manque de moyens

En Europe, les groupes de défense des droits de la personne avaient prédit un désastre. Ils ont malheureusement eu raison.

Depuis la fin de Mare Nostrum, vaste opération italienne de surveillance en Méditerranée, ce n'était qu'une question de temps avant que ne se produisent des naufrages meurtriers comme ceux des derniers jours, qui ont fait au total plus de 1200 morts.

D'octobre 2013 à octobre 2014, Mare Nostrum a sauvé 150 000 naufragés. Le programme avait été mis en place peu après la noyade de 360 migrants près de l'île italienne de Lampedusa. Cette opération de surveillance mobilisait 900 soldats de la marine, 32 unités navales et deux sous-marins. Elle coûtait cher: 9 millions d'euros par mois. Trop cher pour l'Italie, durement frappée par la récession.

En novembre 2014, Mare Nostrum a été remplacée par Triton, une opération européenne de surveillance maritime au budget (2,9 millions d'euros) et aux ambitions plus modestes. Le personnel de Triton, dix fois moins nombreux, ne patrouille que les côtes italiennes. Lundi, le haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, Zeid Ra'ad Al Hussein, a durement critiqué cette opération «plutôt destinée à contrôler les frontières maritimes qu'à sauver des vies».

Le chômage en Europe

«L'Europe tourne le dos à certains des migrants les plus vulnérables dans le monde, et risque de transformer la Méditerranée en un vaste cimetière.»

C'est la dure accusation prononcée par Zeid Ra'ad Al Hussein, lundi, par voie de communiqué.

Le haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme a reproché à l'Union européenne son manque de courage et ses politiques migratoires «cyniques».

Un discours passablement impopulaire, à l'heure où de nombreux Européens souffrent du chômage et s'inquiètent de l'arrivée - à leurs yeux - massive de travailleurs étrangers sur leur territoire.

M. Zeid a déploré que les leaders européens cèdent trop souvent aux mouvements populistes et xénophobes, qui semblent avoir le vent dans les voiles. Selon lui, ces leaders devraient plutôt avoir le courage de reconnaître l'existence d'un besoin en main-d'oeuvre peu qualifiée en Europe. Et admettre que les réfugiés ont le droit d'obtenir l'asile.

Pour en finir avec les naufrages

Comment mettre un terme aux noyades de milliers de migrants dans la Méditerranée? Voici le point de vue de François Crépeau, rapporteur spécial des Nations unies pour les droits humains des migrants, sur cinq solutions avancées pour régler la crise.

1- ACCUEILLIR DES RÉFUGIÉS

François Crépeau propose que l'Europe, et d'autres pays riches, comme le Canada et les États-Unis, accueillent 1 million de réfugiés syriens dans les cinq prochaines années: «Plus de 40 000 [Syriens] ont traversé la Méditerranée en 2014, et on peut s'attendre à ce que ce chiffre soit largement dépassé en 2015. Soit on laisse le marché aux passeurs [...], soit on prend le contrôle. [...] Créons pour les Syriens ce que nous avons créé pour les Indochinois il y a 30 ans: un plan d'action complet, avec une clé de répartition des migrants dans chaque pays d'accueil.»

2- FERMER LES FRONTIÈRES

Des leaders européens estiment qu'il faut augmenter les patrouilles en mer pour empêcher les migrants d'atteindre l'Europe. Mais tenter de bloquer les frontières se soldera par un échec, estime François Crépeau: «Le paradoxe, c'est qu'en tentant de bloquer les migrations au nom du contrôle de la frontière, on a perdu le contrôle de la frontière! Ce sont des mafias, plus rapides et plus flexibles que les patrouilles, qui en ont pris le contrôle.»

3- STABILISER LA LIBYE

Des chefs d'État soulignent l'absolue nécessité de stabiliser la Libye, en proie au chaos depuis la chute du régime Kadhafi, pour stopper les départs des migrants. Le premier ministre de l'Italie a cependant précisé qu'une intervention militaire n'était «pas sur la table». Ce n'est guère surprenant, selon François Crépeau: «Si nous stabilisons la Libye comme nous avons stabilisé l'Afghanistan et l'Irak, ça risque de durer longtemps! [...] Je ne sais pas comment nous pourrions nous y prendre.»

4- COUPER L'HERBE SOUS LE PIED DES PASSEURS

Des camps de réfugiés pourraient être mis en place en Libye pour permettre aux migrants de faire une demande d'asile avant d'entreprendre le périple en mer. Une solution utile, mais partielle, estime François Crépeau: «Il faudrait faire une sélection significative de réfugiés [...]. Dans ce cas, cela pourrait fonctionner: on couperait l'herbe sous le pied des passeurs. [Mais] je crois qu'il faut plutôt aller chercher les réfugiés à la source.»

5- ADOPTER UNE POLITIQUE MIGRATOIRE EUROPÉENNE

La chef de la politique étrangère de l'Union européenne, Federica Mogherini, a exhorté cette semaine tous les États membres à mettre sur pied «une véritable politique migratoire» pour le continent. François Crépeau ne pourrait être plus en accord, bien qu'il soit relativement pessimiste quant aux solutions qui émergeront du sommet extraordinaire tenu par l'UE aujourd'hui: «L'Europe doit s'habituer au fait qu'elle est une terre d'immigration. C'est un tournant politique colossal que peu de pays européens sont prêts à prendre. Ils devraient pourtant revenir à la mobilité des années 50 et 60, quand le passage des frontières n'était pas un problème. Ce discours est impopulaire, je le reconnais. Pour le moment, les politiciens européens n'arrivent pas à dégager un discours qui s'opposerait à celui des nationalistes populistes [...].»