À l'automne, Stephen Kotkin, historien à l'Université Princeton, a publié Paradoxes of Power 1878-1928, le premier tome d'une biographie monumentale de Staline. Immédiatement, il a été invité à comparer le «petit père des peuples» à Vladimir Poutine dans des conférences et des entrevues. La Presse l'a interviewé.

Vladimir Poutine a réhabilité la figure de Staline. Est-ce que cela l'avantage, en Russie?

Poutine n'est pas et ne sera jamais un personnage de l'envergure de Staline. La Russie d'aujourd'hui est une économie de marché basée sur la propriété privée, exactement le contraire de l'Union soviétique. La Russie n'est pas non plus une superpuissance comme à l'ère soviétique. En revanche, Poutine, comme Staline, n'a aucune solution à la puissance américaine. La Russie a encore une fois raté sa tentative de respecter son sentiment d'être distincte du reste du monde tout en évitant d'affronter les États-Unis à chaque occasion, à un coût immense et insoutenable. Les Russes peuvent le voir.

Mais Poutine n'a-t-il pas nationalisé des pans entiers de l'économie grâce à des alliés du gouvernement?

En gros, les symboles et la présentation du régime de Poutine sont tsaristes. Il n'invoque Staline que pour se réclamer de la puissance soviétique et de la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale. Poutine encourage une décommunisation du régime soviétique, particulièrement des structures et des associations communales de l'ère stalinienne. Il veut gouverner en gagnant des guerres et des combats, en ayant une apparence de force, en éliminant toute source d'opposition influente, pas en éliminant la propriété privée et les marchés. C'est un prolongement direct de la politique des derniers tsars.

Justement, où en est l'armée russe par rapport à l'époque soviétique?

Elle compte de 30 000 à 50 000 soldats d'élite soutenus par 800 000 conscrits médiocres. Ça lui permet de gagner des batailles régionales, mais non des batailles contre des puissances mondiales comme les États-Unis et la Chine, peut-être même pas contre les autres pays du G7. Paradoxalement, la faiblesse actuelle de la Russie est l'héritage de Staline et de son désir d'en faire une superpuissance, ce qui n'était pas possible à long terme et a mené à cet affaiblissement de la redoutable armée soviétique.

Comment la réputation de Staline a-t-elle évolué depuis sa mort, en 1953?

Il a toujours polarisé l'opinion publique. On a peu parlé de lui après la dénonciation de Krouchtchev, jusqu'à l'ère de Gorbatchev, quand il est devenu acceptable de parler de ses côtés négatifs sans toutefois totalement passer sous silence les côtés positifs. Récemment, c'est le retour du balancier, mais on met plus d'accent sur le côté positif. Il ne faut pas oublier que c'est lui qui a vaincu les nazis à lui seul dans l'imaginaire russe. Comme Hitler est irrécupérable, Staline a indéniablement eu durant la Seconde Guerre mondiale un côté positif qui fait un peu oublier ses tendances extrêmement meurtrières.

Poutine traite-t-il l'Ukraine comme Staline l'a traitée?

Staline a été à la source de la grande famine ukrainienne des années 30, mais il a aussi mené à la réconciliation entre les peuples russe et ukrainien, qui a culminé après sa mort avec la cession de la Crimée à l'Ukraine en 1954. L'Union soviétique était une entité multinationale dont seulement la moitié des habitants étaient ethniquement russes. Aujourd'hui, c'est 80 %. Staline a réprimé les nationalismes à grande échelle, mais, paradoxalement, il a aussi investi de grosses sommes pour bâtir des États viables au point de vue industriel, par exemple l'Ukraine, à l'intérieur du cadre soviétique. Il a élargi l'Ukraine et contribué à la consolider. Poutine tente de renier ce côté pro-ukrainien de l'histoire soviétique en se réclamant de Catherine la Grande et de la création de la «Nouvelle Russie» au XVIIIe siècle. Mais la mémoire de Staline est une entrave à ce retour en arrière, au désir de Poutine de nier que l'Ukraine est une vraie nation.

En quoi les politiques de Staline et de Poutine envers la Chine se comparent-elles?

La Chine a toujours tenté de tirer le plus possible de la Russie, tout en s'alliant avec les États-Unis pour freiner l'expansionnisme russe. Staline a connu le moment où la Chine était le plus vulnérable vis-à-vis de la Russie, mais il n'a pas réussi à rendre cet avantage permanent. Aujourd'hui, la Chine méprise la Russie parce qu'elle a accepté de renoncer au communisme et parce qu'elle est en position de faiblesse. Elle utilise la Russie pour servir ses propres intérêts, notamment le maintien du régime international d'échanges commerciaux, jusqu'à ce qu'elle soit assez forte pour exiger une révision et des concessions des États-Unis.