Soixante-dix ans après, Paris va verser 60 millions de dollars à des victimes notamment américaines de la Shoah, déportées depuis la France vers les camps de la mort durant la Seconde Guerre mondiale, une affaire qui a failli priver la SNCF de contrats aux États-Unis.

L'accord conclu entre les deux pays, annoncé vendredi et qui sera signé lundi, porte sur la création d'un fonds d'indemnisation, doté par la France de 60 millions de dollars versés aux autorités américaines, en faveur de milliers de déportés non français, de leurs conjoint ou descendants, qui n'étaient pas couverts par les dispositifs mis en place par la France depuis 1946.

L'annonce en a été faite simultanément par l'ambassadrice française aux Droits de l'homme, Patrizianna Sparacino-Thiellay, et le conseiller spécial du secrétaire d'Etat américain John Kerry, Stuart Eizenstat.

Le nombre exact de bénéficiaires sera en fait connu «rétrospectivement», quand les victimes auront fait valoir leurs droits, a précisé la diplomate française.

Chacun des déportés survivants devrait ainsi recevoir environ 100.000 dollars, tandis que leurs conjoint ou descendants pourront prétendre à plusieurs dizaines de milliers de dollars, selon les négociateurs.

La puissante organisation américaine de lutte contre l'antisémitisme ADL (Anti-Defamation League) a salué l'accord. «Aucune somme d'argent ne pourra compenser les injustices horribles faites à ces victimes et à leurs familles» mais l'accord est une «importante reconnaissance de leurs souffrances», a déclaré son directeur Abraham H. Foxman, dans un communiqué.

En contrepartie, «les États-Unis se sont engagés à défendre la France contre toute nouvelle action, et en particulier les actions de nature judiciaire», a précisé Mme Sparacino-Thiellay, en allusion aux actions engagées sur le sol américain contre la SNCF.

Réquisitionnée par le régime nazi, la SNCF a transporté 76.000 juifs à travers la France vers les camps d'extermination entre 1942 et 1944. Environ 3.000 d'entre eux ont survécu, selon le groupe ferroviaire.

Plusieurs voix s'étaient élevées aux États-Unis pour demander que la SNCF elle-même indemnise les victimes américaines.

Mais «la SNCF n'a jamais été tenue pour responsable de la déportation. Elle a été un instrument de la déportation. (...) c'est de la responsabilité des autorités françaises» d'en assumer les conséquences, a souligné la diplomate française. Par conséquent, l'entreprise publique «n'est pas partie dans les discussions (ni) dans la mise en oeuvre» de l'accord.

«Complices de l'Holocauste»

L'association Coalition for Holocaust rail justice, qui a soutenu toutes les actions contre la SNCF, a «salué» cet accord, fruit de «14 années d'efforts», tout en estimant qu'il était «un important aveu par la SNCF et le gouvernement français qu'ils ont été complices des atrocités de l'Holocauste».

«La SNCF était payée par tête, par kilomètre pour transporter des juifs» et a «refusé d'assumer la responsabilité de ses actions et d'apporter aux survivants justice ou réparations», dénonce l'association, qui se dit «attristée» que certaines personnes ne soient pas couvertes par l'accord.

Le sénateur démocrate Charles Schumer avait demandé en 2013 au Congrès de réformer une loi américaine qui protège les entreprises étrangères de toute poursuite judiciaire, afin de pouvoir traduire la SNCF devant les tribunaux. Or Washington s'est engagé à défendre cette immunité.

L'Etat du Maryland (est) avait lui failli adopter une loi demandant au groupe ferroviaire d'indemniser les victimes de la Shoah avant de postuler à un contrat.

Les deux gouvernements étaient donc désireux de boucler rapidement leurs discussions, entamées formellement depuis février, pour couper l'herbe sous le pied à ces initiatives.

Cet accord «devrait désormais permettre à la SNCF de postuler à des appels d'offres dans le Maryland», a souligné M. Eizenstat. La filiale de la SNCF Keolis a d'ailleurs été retenue parmi quatre consortiums pour postuler à la création et l'exploitation d'une ligne ferroviaire de 25 kilomètres, dans le cadre d'un contrat de trois milliards de dollars.

Le président de SNCF America Alain Leray a salué l'accord, dans lequel il voit une «conclusion bienvenue pour tous ceux qui partageaient l'objectif d'obtenir une indemnisation pour les victimes et leurs familles».

Il a confirmé que la SNCF abonderait de son côté de quatre millions de dollars son programme --déjà doté de 10 millions-- dédié à l'éducation sur la Shoah.

Les mesures d'indemnisation concernent tous les non-Français, dont beaucoup d'Américains et quelques Israéliens ainsi que d'autres nationalités (comme le Canada), qui se trouvaient en France entre 1942 et 1944 et ont été déportés, c'est-à-dire arrêtés, puis transportés par bus (par exemple RATP) et par train (SNCF) vers les camps de la mort.

Ces victimes ne remplissaient pas les critères français de réparation, parce qu'elles avaient émigré ou étaient arrivées en France après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le 1er septembre 1939.

L'accord entrera en vigueur quand le Parlement français l'aura validé sous forme d'amendement à la loi de 1948. Aux États-Unis, il s'agit d'un «executive order» qui n'a pas besoin d'être validé par le Congrès.