Rien ne va plus entre le fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine qui préside aujourd'hui le parti d'extrême droite français : la condamnation par cette dernière d'une sortie aux relents antisémites du vieux tribun expose au grand jour les tensions entre deux lignes politiques.

Père et fille se sont accusés mutuellement dimanche d'avoir commis une «faute politique», celle du premier ayant été d'avoir plaisanté sur une «fournée» dans laquelle mettre un chanteur juif hostile au FN, et celle de la seconde, engagée dans une stratégie de dédiabolisation du FN, de chercher à en faire un «parti comme les autres».

Les saillies nauséabondes du patriarche de 85 ans ne sont pas rares et lui ont valu plusieurs condamnations, mais celle-ci tombe au plus mal pour Marine Le Pen, compromettant ses efforts pour constituer un groupe au Parlement européen à la faveur des succès du FN aux élections du 25 mai. D'autant plus que Jean-Marie figure parmi les 24 eurodéputés du parti.

Car certains partis avec lesquels elle espérait faire alliance - comme l'UKIP du Britannique Nigel Farage - n'ont aucune envie de se compromettre avec une formation accusée d'antisémitisme.

Tout est parti d'une vidéo, dans laquelle Jean-Marie Le Pen s'en prenait à plusieurs artistes qui ont pris position contre le FN. Interrogé sur le chanteur Patrick Bruel, qui est juif, M. Le Pen répondait «on fera une fournée la prochaine fois».

Face au concert d'indignations, et malgré les assurances de M. Le Pen selon lesquelles le mot «fournée» avait été employé sans «connotation antisémite», plusieurs dirigeants du FN ont rapidement pris leur distance.

Marine Le Pen est allée encore plus loin, plus loin qu'elle n'était jamais allée pour juger ce père encombrant : «Avec la très longue expérience qu'est celle de Jean-Marie Le Pen, ne pas avoir anticipé l'interprétation qui serait faite de cette formulation est une faute politique dont le Front national subit les conséquences», a-t-elle déploré.

Réponse du père : «Je considère que la faute politique, c'est ceux qui se sont alignés sur la pensée unique. Ils voudraient ressembler aux autres partis politiques».

«Tout bénéfice»

En quelques phrases lapidaires, toute la stratégie de la fille est ainsi condamnée. Si les deux dirigeants partagent le même nationalisme, le même rejet de l'Europe et de l'immigration, Jean-Marie Le Pen, qui a fondé le FN en 1972, avec d'anciens néonazis et des nostalgiques de l'empire colonial, a en effet toujours privilégié la fonction protestataire du parti. «Un Front national gentil, ça n'intéresse personne», aime-t-il à répéter. Condamné plusieurs fois pour des propos antisémites, il n'a jamais renié son passé.

Marine Le Pen en revanche vise ouvertement la conquête du pouvoir et prépare déjà la présidentielle de 2017. Faire oublier ce passé est vital pour elle. Alors que son père avait qualifié les chambres à gaz de «détail de l'histoire», elle a déclaré en 2011 qu'elles étaient «le summum de la barbarie».

À la faveur de la crise économique et politique dans laquelle la France est engluée, elle a fédéré de nombreux mécontents parmi les couches populaires : 18 % des électeurs ont voté pour elle à la présidentielle de 2012, et ses candidats ont remporté 25 % des voix aux européennes, en faisant la formation politique française le plus important au Parlement de Strasbourg.

Mais ses efforts pour prendre la tête d'un groupe parlementaire ne sont pas encore couronnés de succès. Alors qu'il lui faut rassembler des élus d'au moins sept pays, elle ne peut compter pour l'instant que sur le Parti pour la liberté (PVV) des Pays-Bas, le Vlaams Belang (VB) belge, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ) et la Ligue du Nord italienne.

Le chef du PVV Geert Wilders a estimé que le propos de M. Le Pen étaient «dégoûtants» s'ils ont été dits «dans ce sens-là».

Mais sur le plan intérieur, l'affaire «est tout bénéfice pour Marine Le Pen», selon le chercheur Alexandre Dézé. «Jean-Marie Le Pen entretient la singularité du parti et en même temps il sert la stratégie de dédiabolisation» en amenant sa fille à prendre position contre lui.