Des milliers de personnes ont à nouveau défilé mercredi dans les rues de Turquie pour dénoncer la corruption du régime du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dont le gouvernement a promulgué une loi très critiquée renforçant son emprise sur la justice.

Partie dès mardi soir de façon largement spontanée dans une dizaine de villes, la vague de contestation s'est poursuivie à Istanbul et Ankara aux mêmes cris de «gouvernement, démission!» et «au voleur!», après la diffusion d'une conversation téléphonique qui a pour la première fois directement mis en cause M. Erdogan.

Réunis à l'appel du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), ces manifestants ont distribué de faux billets, symboles de la «corruption» du régime islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, sur la place Taksim à Istanbul.

«Nous allons préserver nos citoyens de notre pays de ces agissements détestables et négatifs, si Dieu le veut», a lancé le candidat du CHP à la mairie d'Istanbul, Mustafa Sarigül, à un mois du scrutin municipal du 30 mars.

Dans la capitale Ankara, plus d'un millier de personnes réunies à l'appel de plusieurs syndicats ont également exigé la démission de M. Erdogan. La police est intervenue avec des gaz lacrymogènes pour disperser le cortège qui marchait sur le Parlement.

Deux mois après le début du scandale, la publication lundi soir sur YouTube de l'enregistrement de plusieurs conversations téléphoniques compromettantes attribuées au premier ministre et à son fils Bilal a relancé la polémique.

Dans ces échanges écoutés par plus de trois millions d'internautes, M. Erdogan ordonne à son fils de faire disparaître de fortes sommes d'argent - le chiffre de 30 millions d'euros (près de 46 millions de dollars) est cité -, deux heures après le coup de filet ordonné le 17 décembre par la justice contre des dizaines de proches du régime soupçonnés de corruption.

«Nous savions déjà que (le gouvernement) pillait le pays», a déploré un manifestant stambouliote, Yusuf Eksi, «ces enregistrements n'en sont qu'une nouvelle preuve». «Il est sûrement un des premiers ministres les plus riches au monde», a renchéri Tugce Dil, un ingénieur de 26 ans, «je ne crois pas que ces bandes sont un montage».

Feu vert présidentiel

M. Erdogan a vigoureusement contesté mardi leur authenticité et dénoncé une «attaque abjecte», aussitôt attribuée à ses ex-alliés de la confrérie du prédicateur musulman Fethullah Gülen, très influents dans la police et la justice.

Dans les rues d'Istanbul, ses partisans balaient volontiers les accusations lancées par l'opposition. «J'admets qu'il peut y avoir de la corruption», a concédé Ayse Ozbek, une mère de famille voilée de 38 ans, «mais ce qui importe, c'est que notre premier ministre travaille pour le bien du pays».

Dans ce climat de forte tension, le président Abdullah Gül a finalement donné mercredi son feu vert à la réforme très critiquée du Haut conseil des juges et procureurs (HSYK), malgré les appels au veto qui lui avaient été adressés.

Ce nouveau texte, qui a suscité de violents débats ponctués de coups de poing entre députés rivaux au Parlement, autorise le ministre de la Justice à fixer l'ordre du jour du HSKY et à ordonner des enquêtes sur ses membres, et lui donne la dernière main sur les nominations des hauts magistrats.

La réforme a déchaîné les critiques de l'opposition et suscité les mises en garde de l'Union européenne (UE) à Ankara au nom de «l'indépendance de la justice».

Signe de la gêne suscitée en Turquie même par la nouvelle loi, M. Gül, qui s'est récemment éloigné de la ligne intransigeante suivie par M. Erdogan, a relevé dans le texte «15 dispositions clairement contraires à la Constitution», mais il s'est satisfait des retouches opérées pendant le débat parlementaire.

Le CHP a immédiatement saisi mercredi la Cour constitutionnelle de ce texte.

Après une première loi renforçant le contrôle de l'internet et une vague de purges sans précédent dans la police et la justice, la réforme judiciaire ne vise à rien d'autre, selon l'opposition, qu'à étouffer les accusations de corruption portées contre le régime.