Le vote d'une loi renforçant le contrôle sur internet en Turquie a provoqué jeudi un concert de protestations contre ce que les critiques considèrent comme la dérive autoritaire du gouvernement turc, éclaboussé par un scandale de corruption sans précédent.

Le baroud d'honneur des adversaires du premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan et les multiples appels qui l'ont mis en garde ces derniers jours contre toute velléité de «cybercensure» n'auront donc eu aucun effet.

Après un débat bref mais tendu, les députés du Parti de la justice et du développement (AKP), qui disposent de la majorité absolue, ont adopté mercredi soir les amendements controversés à la loi de 2007 soutenus par le pouvoir pour «protéger la famille, les enfants et la jeunesse» sur le web.

Ces mesures permettent à l'autorité gouvernementale des télécommunications (TIB) de bloquer, sans la moindre décision de justice, tout site internet contenant des informations portant «atteinte à la vie privée» ou jugées «discriminatoires ou insultantes».

La même TIB pourra aussi requérir auprès des fournisseurs d'accès toute information sur les sites visités par un internaute et les conserver deux ans.

En pleine relance des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne (UE), Bruxelles a exigé la «révision» du texte en accord avec ses normes démocratiques.

«Le public a besoin de plus de transparence et d'informations, pas de restrictions», a réagi le commissaire européen à l'Elargissement, Stefan Füle. «Ce texte va dans le sens contraire à nos recommandations sur la liberté d'expression», a renchéri le commissaire aux Droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Nils Muiznieks.

À Washington, la porte-parole du département d'Etat Jennifer Psaki a fait part des «inquiétudes» des États-Unis, alliés d'Ankara au sein de l'OTAN, quant à la liberté de la presse. «En l'état, ces mesures ne sont pas compatibles avec les normes internationales sur la liberté d'expression», a-t-elle ajouté.

L'opposition turque et les ONG de défense des libertés ont tout aussi vivement dénoncé une loi qui, estiment-elles, vise d'abord à étouffer les accusations de corruption qui éclaboussent le gouvernement.

«Il s'agit d'intimider le peuple en lui disant "Big Brother te regarde"», s'est indigné auprès de l'AFP un vice-président du Parti républicain du peuple (CHP), Faruk Logoglu.

«Cette loi donne au gouvernement le pouvoir de censurer sur internet tout ce qui ne lui plaît pas», a souligné le vice-président de Freedom House, Daniel Calingaert.

Gül en improbable recours

Le ministre turc des Communications, Lütfi Elvan, a jugé ces condamnations «injustes». «Ce que nous voulons faire, c'est répondre dans les plus brefs délais aux doléances d'une personne qui se dit victime d'une atteinte à la vie privée (...) sans passer par une multitude de procédures bureaucratiques», a-t-il justifié devant la presse.

Le vote de mercredi soir intervient alors que M. Erdogan est fragilisé par une retentissante affaire politico-financière, à la veille des élections locales de mars et dans la perspective de la présidentielle d'août prochain. En réaction, il a ordonné des purges massives et sans précédent dans la police et la justice.

Comme un avant-goût de la réforme, la TIB a ordonné la semaine dernière à un député du CHP de retirer de son site internet le texte d'une question au Parlement dans laquelle il mettait en cause, sur la foi d'écoutes téléphoniques, l'intervention personnelle de M. Erdogan dans le rachat de médias «amis».

Dans ce climat délétère, les adversaires de la loi en ont appelé jeudi au chef de l'État, qui a le pouvoir d'y mettre son veto et de la renvoyer au Parlement.

«Abdullah Gül doit refuser cette loi», a jugé Emma Sinclair-Webb, de Human Rights Watch (HRW), s'inquiétant de la volonté du gouvernement de «renforcer ses pouvoirs pour faire taire les critiques et limiter la publication en ligne de documents gênants».

Lui-même à la tête d'un compte Twitter suivi par près de 4,5 millions d'internautes, M. Gül a multiplié ces dernières semaines, à rebrousse-poil de l'intransigeance de M. Erdogan, les appels au respect de l'État de droit.

Jeudi, de nombreux adeptes des réseaux sociaux ont renvoyé le président à ses «tweets» passés. «Face au nouveau pouvoir des technologies de l'information, aucun régime ne peut rester fermé très longtemps», écrivait-il ainsi le 5 mars 2011.

Beaucoup doutent toutefois de la volonté de M. Gül de s'opposer au nouveau texte, rappelant qu'il n'a jamais eu recours au veto depuis son élection en 2007.

«Il va certainement le promulguer, ne serait-ce que parce qu'il fait partie d'un projet de loi plus vaste», a pronostiqué à l'AFP Yaman Akdeniz, professeur de droit à l'université privée Bilgi d'Istanbul, «j'appelle ça un cauchemar orwellien».