Les milliers de manifestants pro-européens qui continuent de défier le régime ukrainien malgré un temps glacial ont marqué des points mercredi en contraignant les forces de l'ordre à refluer du centre de Kiev après des échauffourées, et reçu un appui marqué de la communauté internationale.

Au moment même où la secrétaire d'État américaine adjointe, Victoria Nuland, et le chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, étaient à Kiev, et où une médiation avait été entamée par trois anciens présidents ukrainiens, plusieurs milliers d'hommes des forces antiémeutes ont entrepris vers 2 h mercredi (19 h, mardi soir, à Montréal) de repousser les manifestants qui occupent la place de l'Indépendance depuis plus de deux semaines, et de démanteler les barricades.

Les policiers ont été bloqués par l'afflux de milliers de manifestants et ont quitté le centre-ville quelques heures après.

Des échauffourées ont fait une trentaine de blessés, et 11 manifestants ont été interpellés, selon l'opposition.

Les forces de l'ordre ont également tenté de reprendre aux manifestants la mairie de Kiev, dont l'opposition fait son QG depuis dimanche.

Les policiers ont cependant là aussi rebrousser chemin après avoir été aspergés à l'aide d'une lance à incendie par -10 degrés Celsius environ et face à une foule hostile.

Le président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, a promis mercredi dans la soirée de «ne jamais recourir à la force contre des manifestants pacifiques». Dans un communiqué, il a appelé l'opposition à «ne pas suivre la voie de la confrontation et des ultimatums», mais à dialoguer avec les autorités.

Quelque 5000 personnes étaient rassemblées mercredi soir place de l'Indépendance. Les manifestants renforçaient les nouvelles barricades dressées dans la journée à l'aide de sacs de sable ou de neige tassée.

Américains et Européens ont vivement dénoncé l'opération de police de la nuit précédente.

«Je condamne l'usage de la force et la violence - qui ne peuvent pas être la réponse aux manifestations pacifiques - et j'appelle à la plus grande retenue», a déclaré dans un communiqué Catherine Ashton, qui s'était entretenue mardi avec M. Ianoukovitch.

Elle s'est dite «très impressionnée par la nature pacifique et courageuse des manifestations en cours en soutien aux aspirations européennes» de l'Ukraine.

La France a également souligné qu'elle «récusait tout usage de la force», par la voix du ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius.

«Absolument inadmissible»

La représentante américaine, Victoria Nuland, qui a rencontré M. Ianoukovitch mercredi, a indiqué lui avoir «dit clairement que ce qui s'était passé la nuit dernière était absolument inadmissible dans un État démocratique».

Elle s'est aussi rendue dans la journée sur la place de l'Indépendance.

L'Ukraine a «toujours une possibilité de sauver son avenir européen» en reprenant des discussions avec l'UE et le Fonds monétaire international (FMI), a-t-elle déclaré.

À Washington, le département d'État a indiqué mercredi que les États-Unis examinaient l'éventualité d'imposer des sanctions à l'Ukraine.

«Nous envisageons certaines options politiques - bien évidemment aucune décision n'a été prise - et les sanctions en font partie», a déclaré la porte-parole du département d'État, Jennifer Psaki.

À savoir s'il s'agirait de sanctions économiques ou politiques, elle s'est contentée de répondre : «Nous sommes ouverts à un éventail de choix, mais nous n'en sommes pas encore là à ce stade.»

C'est la décision, fin novembre, de la direction ukrainienne de renoncer à un accord d'association avec l'UE, couplé à un prêt du FMI, pour se tourner vers Moscou, qui a déclenché une vague de protestation sans précédent depuis la «Révolution orange» pro-occidentale de 2004.

Le premier ministre, Mykola Azarov, a affirmé mercredi que Kiev était prêt, moyennant une aide de 20 milliards d'euros en investissements, à signer un accord d'association avec l'UE plutôt que de se rapprocher de Moscou.

«Nous n'allons pas jouer avec les chiffres. La prospérité de l'Ukraine ne peut pas être l'objet d'un appel d'offres où le mieux-disant gagne le prix», a réagi un porte-parole de la Commission européenne, Olivier Bailly, à Bruxelles.

À Berlin, un porte-parole de la chancelière allemande Angela Merkel a estimé qu'avec le chiffre avancé par M. Azarov, les dirigeants ukrainiens semblaient vouloir «faire diversion» quant à leur responsabilité concernant la situation dans leur pays.

La Lituanie, qui exerce la présidence tournante de l'UE, a de son côté estimé que les autorités ukrainiennes avaient perdu «beaucoup de leur crédibilité» avec cet assaut de la police.

L'opposante emprisonnée et ex-première ministre Ioulia Timochenko a de son côté appelé à la plus grande fermeté, dans un communiqué de son parti Batkivchtchina (la Patrie).

«Aucune négociation, aucune table ronde avec cette bande. Seulement la démission immédiate de Ianoukovitch et de son entourage», a déclaré Mme Timochenko, condamnée à sept ans de prison à la suite d'accusations d'abus de pouvoir qu'elle affirme dictées par une volonté de vengeance politique.

Le chef de l'Église orthodoxe ukrainienne, le patriarche Filaret, a mis en garde contre un risque de guerre civile, appelant les autorités à la retenue et à signer l'accord d'association avec l'Union européenne.

Rapprochement avec Moscou

Le président ukrainien, en ordonnant un assaut sur les manifestants qui a électrisé l'opposition et suscité l'indignation des pays occidentaux, a mis plus que jamais le cap sur la Russie et tourné davantage le dos à l'UE, estimaient mercredi des experts.

Même après plusieurs jours de montée des tensions et de présence policière renforcée, le déploiement spectaculaire au milieu de la nuit de mardi à mercredi de centaines de membres des forces antiémeutes, équipées de casques et de boucliers, a provoqué la stupeur sur la place de l'Indépendance à Kiev.

Le moment choisi semble d'autant plus étonnant qu'il intervient en pleine tentative de médiation aussi bien de l'Union européenne que des États-Unis, avec des diplomates de haut rang présents dans la capitale ukrainienne.

«C'est irrationnel», résume Olexiï Haran, professeur à l'Université de Kiev Mohyla.

«De tels actes renforcent les tensions, font sortir dans les gens dans la rue», poursuit l'expert. «Il s'agit peut être d'un scénario écrit au Kremlin et le président (Viktor) Ianoukovitch se pend avec la corde qu'on lui a tendue».

De fait, des milliers de personnes ont afflué au fil de la nuit, au point que les forces de l'ordre déployées ont fini par battre en retraite mercredi en milieu de matinée.

Les autorités avaient pourtant déjà l'expérience de la réaction de la rue aux démonstrations de force. Le 30 novembre, la dispersion au petit matin d'étudiants par les forces spéciales, accusées de violences par l'opposition, avait nettement renforcé la mobilisation. Le lendemain, des centaines de milliers de personnes étaient descendues dans les rues de Kiev, donnant au mouvement une ampleur plus vue depuis la «Révolution orange» de 2004.

«Un scénario de déstabilisation»

«Je ne pensais pas qu'ils feraient cela en pleine nuit, surtout après la rencontre des présidents», tempête sur la place de l'Indépendance Myroslav Mardarevitch, un manifestant de 39 ans.

Viktor Ianoukovitch a rencontré mardi ses trois prédécesseurs, qui l'ont appelé à envoyer un signal à la rue. Semblant vouloir esquisser un geste de conciliation, il a alors annoncé avoir demandé la libération des manifestants arrêtés pendant des heurts avec la police et assuré vouloir continuer à négocier avec l'UE pour signer d'ici à mars l'accord d'association qui devait être officialisé fin novembre.

Malgré ces promesses, ni la rue ni les experts ne croient à cette hypothèse.

«De tels actes de la part de Ianoukovitch peuvent entraîner une crise importante avec l'Occident, ce qui réduit à néant même les illusions de signature d'un accord avec l'UE», observe Volodymyr Fesenko, du centre de recherches Penta.

Les réactions de désapprobation ont été rapides et très vives, tant de Bruxelles que de Washington qui a fait part de son «dégoût», estimant que les Ukrainiens «méritent mieux» que le pouvoir actuel.

Pour Iouri Iakymenko, du centre Razoumkov, l'évolution de la situation ces dernières heures «ressemble fort à l'application d'un scénario de déstabilisation, avec un retour au calme par la force et une intégration eurasiatique», une évocation de l'union d'ex-républiques soviétiques que veut créer le président russe Vladimir Poutine.

Les autorités ukrainiennes ont expliqué renoncer à un accord avec l'UE pour rétablir les relations avec la Russie, qui, selon les experts, pourrait accorder à l'Ukraine un rabais conséquent sur le prix du gaz qu'elle lui vend, voire un crédit.

À court terme, des relations plus cordiales avec la Russie, son principal partenaire commercial, pourraient soulager l'Ukraine, en récession depuis plus d'un an et au bord de la faillite.

Le premier ministre ukrainien Mykola Azarov a estimé mercredi que son pays avait besoin de 20 milliards d'euros d'aide européenne pour compenser les conséquences d'un accord avec Bruxelles, une somme gigantesque pour une Union en crise.

«Certains au sein du pouvoir agissent peut-être dans l'intérêt de la Russie», confirme Volodymyr Fesenko.

«Le pouvoir s'est peut-être aussi laissé emporter après le succès du déblocage du quartier gouvernemental» dans la nuit de lundi à mardi, poursuit l'expert. «Mais le pouvoir a surestimé ses forces et sous-estimé celle des manifestants. Au final, la crise est renforcée».