La Pologne a dû répondre mardi devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) des accusations d'un Palestinien et d'un Saoudien, qui affirment avoir été torturés sur son territoire avant leur transfert à Guantánamo, dans le cadre du scandale des prisons secrètes de la CIA.

Les avocats d'Abu Zubaydah, un Palestinien de 42 ans, et d'Abd al-Rahim al-Nashiri, un Saoudien de 48 ans, ont plaidé devant les juges que Varsovie, «en toute connaissance de cause et de manière délibérée», a autorisé la CIA à les détenir au secret pendant plusieurs mois en 2002-2003, en Pologne, où ils ont été torturés, notamment par la technique de la «simulation de noyade».

À l'issue de cette audience de trois heures, la CEDH a mis sa décision en délibéré, à une date non précisée. Elle ne devrait pas se prononcer avant plusieurs mois.

«L'intervention de cette Cour est désormais essentielle pour mettre un terme à l'impunité», a plaidé l'avocate de M. al-Nashiri, Amrit Singh, qui a évoqué les tortures infligées à son client : «Il a été gardé nu, soumis à des positions stressantes, ses mains attachées pendant des journées entières. On l'a soumis à des simulacres d'exécution et on a menacé de faire venir sa mère et d'abuser sexuellement (d'elle) devant lui».

L'avocate a demandé aux juges de «rompre cette conspiration du silence et défendre l'État de droit».

Les deux requérants, qui espèrent faire condamner Varsovie pour «traitements inhumains ou dégradants» et privation illégale de liberté, soutiennent que les autorités polonaises ont fermé les yeux lorsque les agents américains les ont transférés en 2003 à Guantánamo, où ils se trouvent toujours aujourd'hui, sans jamais avoir été jugés.

Devant la Cour, le gouvernement polonais s'est refusé à tout commentaire sur le fond du dossier, se retranchant derrière le «secret de l'instruction», puisqu'une enquête sur ces faits, toujours en cours, a été ouverte par la justice polonaise en 2008. Varsovie «ne souhaite ni confirmer ni infirmer» les faits rapportés par les requérants, car «ce sont les juridictions nationales qui sont compétentes pour y travailler», a résumé Artur Nowak-Far, représentant du gouvernement polonais. La Pologne «n'abuse pas du secret de l'instruction, qui vise à préserver la présomption d'innocence», s'est-il défendu.

Seule l'Italie a engagé des poursuites

Les avocats des requérants, de leur côté, ont fustigé la lenteur de cette enquête. L'État polonais «n'a rien fait pendant cinq ans», a ainsi raillé un autre défenseur de M. al-Nashiri, Mikolaj Pietrzak, pour qui cette enquête «ne saurait être considérée comme indépendante».

La Pologne, a-t-il regretté, n'avait déjà «pas coopéré avec l'enquête» sur les prisons secrètes de la CIA menée en 2007 par le rapporteur suisse du Conseil de l'Europe Dick Marty, et «ne coopère pas aujourd'hui» avec la CEDH. Finalement, Varsovie «n'a coopéré qu'avec la CIA».

La Pologne n'est pas le premier, et sans doute pas le dernier État européen traduit devant les juges pour son rôle dans ce scandale.

La Macédoine a ainsi été sanctionnée par la CEDH en décembre 2012, pour sa responsabilité dans le calvaire de Khaled el-Masri. Cet Allemand d'origine libanaise avait été arrêté en Macédoine fin 2003 puis remis à des agents américains qui l'avaient battu, torturé, drogué puis détenu cinq mois au secret en Afghanistan, parce qu'ils le soupçonnaient à tort de liens avec Al-Qaïda.

D'autres cas pourraient bientôt être examinés par la Cour de Strasbourg, concernant la Roumanie et la Lituanie.

«Jusqu'à présent, seul un pays, l'Italie, a poursuivi un de ses agents», a regretté l'émissaire des Nations unies Ben Emmerson, chargé de la protection des droits de l'homme dans la lutte antiterroriste.

En décembre 2010, 23 agents de la CIA avaient été condamnés par la Cour d'appel de Milan à des peines de sept à neuf ans de prison, pour l'enlèvement en 2003 d'un imam égyptien à Milan.

«Nous ne pouvons que regretter que ce soit le seul cas, dans toute cette conspiration internationale criminelle, où les auteurs des crimes ont été jugés», a fustigé M. Emmerson.

«Si l'Italie peut le faire, pourquoi pas d'autres?», a demandé le rapporteur spécial de l'ONU.