La justice turque a prononcé lundi de lourdes peines, dont au moins 16 condamnations à la prison à vie, contre les membres du réseau putschiste Ergenekon dans un procès dénoncé par l'opposition comme une chasse aux sorcières.

Le tribunal de Silivri, à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest d'Istanbul, a notamment condamné à la réclusion à perpétuité l'ancien chef d'état-major des armées, le général Ilker Basbug, pour «tentative de renversement de l'ordre constitutionnel par la force».

L'ancien militaire a dit «être en accord avec sa conscience» et prédit que «le peuple aura le dernier mot», dans un communiqué rendu public à la fin du procès.

D'autres anciens généraux, comme l'ex-chef de la gendarmerie Sener Eruygur et l'ex-chef de la Première armée Hürsit Tolon, le journaliste Tuncay Özkan et le chef du petit Parti des travailleurs (IP, nationaliste) Dogu Perinçek ont également été condamnés à la prison à vie.

Le journaliste renommé du quotidien de gauche Cumhuriyet Mustafa Balbay, élu pendant sa détention député du principal parti d'opposition, le CHP (pro-laïcité), a été condamné à 35 ans de prison.

Également élu député du CHP, l'ex-recteur Mehmet Haberal a été condamné à 12 ans et demi de prison. Mais le tribunal a prononcé dans le même temps sa remise en liberté, au bénéfice d'une réduction de peine.

Indignation

Le gouvernement s'est refusé tout commentaire après la sortie du Conseil des ministres à Ankara. «Nous respectons la décision de justice», a déclaré à la presse le porta-parole du gouvernement Bülent Arinç.

Concernant la condamnation de Mustafa Balbay, le président en Turquie de l'association Pen, Tarik Günersel, a estimé qu'il s'agissait d'«un scandale».

«C'est une décision politique», a renchéri l'éditeur norvégien William Nygaard, membre également de l'association Pen International. «Les peines prononcées montrent que la Turquie ne respecte pas les droits de l'homme», a-t-il déclaré à l'AFP.

Quelque 275 accusés, dont 66 en détention provisoire, étaient jugés depuis octobre 2008 dans le cadre de l'affaire Ergenekon, premier d'une longue série de procès controversés visant à déjouer des complots supposés contre le gouvernement islamo-conservateur.

Échauffourées

Un imposant dispositif de sécurité était déployé lundi autour du tribunal, avec des centaines de policiers et de gendarmes anti-émeutes soutenus par des blindés et des canons à eau.

Des échauffourées ont néanmoins eu lieu à la mi-journée entre des manifestants et la police près de Silivri, sur une autoroute reliant Istanbul à Tekirdag. La police a répondu aux jets de pierre par des jets d'eau et des gaz lacrymogènes, a constaté un photographe de l'AFP, qui a estimé à environ 10.000 le nombre de manifestants.

Le réseau Ergenekon est accusé d'avoir tenté de favoriser un coup d'État militaire contre M. Erdogan, un ancien islamiste au pouvoir depuis 2002, en semant le chaos dans le pays par des attentats et des opérations de propagande.

La lecture du verdict par le président du tribunal, Hasan Hüseyin Özese, et ses adjoints, a été accueilli par un tollé de l'assistance, pourtant réduite sur décision de la cour aux prévenus, à leurs avocats, aux journalistes et aux parlementaires.

«Maudite soit la dictature de l'AKP», ont scandé avocats et députés, conspuant le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, dénoncé par l'opposition laïque comme le commanditaire de ce procès, pour faire taire les critiques contre M. Erdogan.

Peu avant l'entrée dans le tribunal de la cour, M. Balbay a harangué l'auditoire, dénonçant «un procès entièrement politique», et promettant «un automne chaud» de contestation politique dans les villes de Turquie, après trois semaines de manifestations antigouvernementales sans précédent en juin.

Le réseau Ergenekon a été mis au jour en juin 2007 lors d'une opération anti-terroriste dans un bidonville d'Istanbul. Des armes et des explosifs ont été découverts, première étape d'une longue enquête qui a conduit à la rédaction de 23 actes d'accusation successifs --plusieurs milliers de pages-- finalement réunis dans un même procès.

Plusieurs autres procès contre des groupes de conspirateurs supposés ont par ailleurs été ouverts après Ergenekon.

Premier procès à atteindre un verdict, Balyoz (masse de forgeron) avait déjà surpris par la sévérité des peines prononcées.

L'armée, qui pendant des décennies s'est voulue la gardienne des valeurs laïques de la République turque, a renversé trois gouvernements élus depuis 1960 et forcé un gouvernement pro-islamiste à la démission en 1997.

Pour certains, le procès Ergenekon et ses avatars s'inscrivent dans les efforts du gouvernement pour limiter les intrusions de l'armée dans la vie publique.

Mais pour les défenseurs de la laïcité et des militants des droits de l'Homme, ces procès sont surtout un montage visant à écarter du champ politique les opposants.

Ces critiques remettent notamment en cause la validité des preuves apportées et le recours à des témoignages anonymes.