Un entrepreneur qui se met à table, des appels d'offres truqués, des fausses factures, des fonctionnaires corrompus, des relations de proximité avec les élus: le Québec n'a pas le monopole de la collusion. Il y a 10 ans, les Pays-Bas ont été ébranlés par la découverte d'un vaste cartel de la construction. La Presse s'est rendue en Europe pour tirer des leçons d'un scandale qui ressemble à s'y méprendre à celui mis au jour par la commission Charbonneau.

Le journaliste Jos van Dongen a d'abord senti un vertige. Un dirigeant de l'une des plus importantes entreprises de construction des Pays-Bas lui affirmait que toute son industrie prenait part à un cartel pour gonfler le prix des chantiers. Des dizaines d'élus et fonctionnaires étaient corrompus, des milliards d'euros avaient été volés.

Trop gros, trop invraisemblable. Mais voilà, la preuve était devant lui, noir sur blanc.

Ancien directeur de chantier pour le grand constructeur Koop Tjuchem, Ad Bos n'était pas venu les mains vides à sa rencontre avec les journalistes de l'émission télévisée Zembla, début 2001. Il avait apporté trois pages détaillant des dizaines d'appels d'offres truqués. «Un simple aperçu», puisque l'homme disait avoir plus de 600 autres pages détaillant des milliers d'autres projets.

Un an plus tard, Zembla diffuse les résultats de son enquête. Le reportage sème l'émoi dans le petit pays de 17 millions d'habitants en révélant l'existence de ce cartel impliquant la vaste majorité de l'industrie de la construction.

Des cartels à la trentaine

«C'était la commotion», se rappelle Jan de Wit, élu socialiste qui a siégé à la commission d'enquête parlementaire mise sur pied moins de trois mois après la diffusion du reportage. Le verdict, qui tombe en décembre 2002, est sans appel: la collusion avait bel et bien gangréné les Pays-Bas.

Le rapport final décrit en plus de 3000 pages le fonctionnement non pas d'un, mais d'une trentaine de cartels qui coexistaient pour truquer la quasi-totalité des projets de construction.

La tâche de la commission d'enquête a été grandement facilitée par le livre de comptabilité occulte remis par Ad Bos. Dans les trois cartables, on détaillait pas moins de 3500 projets truqués par pas moins de 600 entreprises.

Il existerait autant de ces livres occultes que d'entreprises impliquées dans le cartel puisque chaque entrepreneur devait noter minutieusement les contrats destinés à ses rivaux pour se rappeler combien il devait réclamer. La collusion avait beau être érigée en système, la confiance ne régnait pas totalement.

Un seul autre de ces livres de comptabilité occulte a toutefois été retrouvé par la commission d'enquête. Les enquêteurs l'ont déniché caché dans un poulailler. L'entrepreneur qui venait de se séparer de sa femme n'avait pas été en mesure de le récupérer. Les autres livres sont restés cachés ou ont été détruits.

Lors des audiences publiques, un entrepreneur a d'ailleurs eu un lapsus révélateur. Quand on lui a demandé son agenda détaillant ses rencontres avec les autres entrepreneurs, il a répondu: «Oui, ça, je ne l'ai pas brûlé.»

La veille de chaque appel d'offres, les entrepreneurs se réunissaient pour fixer le prix du contrat. Ils déterminaient ensuite qui aurait le contrat par une sorte d'encan pendant lequel les joueurs disaient combien ils étaient prêts à offrir à leurs rivaux pour qu'ils fassent une soumission de complaisance. Cette ristourne, qui pouvait varier de 5000 [environ 6630 CAN] à 100 000 euros [environ 133 000 CAN] par participant, était ensuite ajoutée au prix du contrat.

La collusion faisait tellement partie de la culture du milieu néerlandais de la construction que les gestionnaires apprenaient sur les bancs d'école comment calculer les ristournes pour le partage des contrats, raconte Ad Bos.

Ce système de ristourne a longtemps contribué à donner un air de légitimité aux appels d'offres. Plutôt que diminuer le nombre de joueurs, le cartel favorisait les joueurs à soumissionner le plus souvent possible.

Comme Lino et Nathalie

Dans son rapport final, la commission d'enquête a dénoncé la grande proximité entre les entrepreneurs et plusieurs ministres importants, appelant à la fin de la culture des «repas et bouteilles de vin».

Surprise par des journalistes en sortant du jet privé d'un entrepreneur, la ministre des Transports au moment du cartel, Annemarie Jorritsma, s'était défendue devant la commission en disant avoir simplement accepté son invitation à assister à un championnat de patinage artistique.

«J'adore le patinage artistique», s'était-elle justifiée, non sans rappeler l'explication de l'ex-ministre Nathalie Normandeau pour les billets de l'entrepreneur Lino Zambito pour un spectacle de Céline Dion.

Annemarie Jorritsma n'a toutefois pas été sanctionnée. Depuis, elle a été élue mairesse d'une importante ville, en banlieue d'Amsterdam, et préside aujourd'hui l'association des maires des Pays-Bas.

Plusieurs témoignages entendus lors de la commission d'enquête permettent également de comprendre que la corruption de fonctionnaires était une pratique courante dans le cartel.

«Les fonctionnaires sont très faciles à corrompre. Ils ont un salaire, oui, mais comparativement à ce que leurs collègues au privé gagnent, c'est infiniment moins. Certains fonctionnaires ne sont pas achetables, mais les entrepreneurs savent trouver ceux qui le sont. «Ce sont des experts», avait déclaré à Zembla un entrepreneur.

Au-delà des bouteilles de vin offertes en cadeau et des rénovations gratuites à leur maison, plusieurs ont empoché de généreux pots-de-vin en argent sonnant. Certains ont même eu droit à des visites «toutes dépenses payées» dans les bordels de luxe d'Amsterdam, où une soirée peut coûter 5000 [environ 6630 CAN].

Mais voilà, toutes les poursuites intentées par le procureur général des Pays-Bas ont toutefois échoué à aboutir. «C'est une véritable honte», se désole encore aujourd'hui Jan de Wit.

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AUTOPSIE D'UNE ARNAQUE

LANCEMENT D'UN PROJET

Pays-Bas: Un appel d'offres est lancé. Les plus importants projets sont généralement ouverts à tous, mais certains peuvent néanmoins être sur invitation. Les entrepreneurs soignent donc leurs relations avec élus et fonctionnaires pour s'assurer d'être invités.

Québec: Tous les contrats de moins de 25 000 $ peuvent être donnés de gré à gré. De 25 000 $ à 100 000 $, au moins trois entreprises doivent être invitées à soumissionner. Au-delà de 100 000 $, les appels d'offres sont ouverts à tous.

INFORMATIONS PRIVILÉGIÉES

Pays-Bas: Grâce à leurs «bonnes relations» avec certains élus et fonctionnaires, les entrepreneurs obtiennent des informations privilégiées sur l'appel d'offres. Ils peuvent ainsi apprendre jusqu'à combien le donneur d'ouvrage est prêt à payer pour le projet en question.

Québec: Divers témoignages entendus à la commission Charbonneau indiquent la présence de cette pratique.

RÉUNION SECRÈTE

Pays-Bas: La veille d'un appel d'offres, les entrepreneurs intéressés par le contrat se rencontrent en secret pour fixer le montant qu'ils jugent raisonnable pour faire le travail. Ensuite, le contrat est octroyé par une sorte d'encan à celui qui offre le plus à ses rivaux pour déposer une soumission de complaisance. Cette ristourne est ajoutée au prix de base.

Québec: Pour l'instant, la commission Charbonneau a eu vent d'un seul cartel, sur la rive nord de Montréal, qui aurait tenté de fonctionner sur ce modèle, sans succès. Règle générale, l'entrepreneur à qui un contrat était destiné appelait ses compétiteurs pour les informer du prix à soumissionner. Dans certains cas, ce rôle pouvait être joué par un «porte-parole», comme Michel Lalonde dans le cartel des ingénieurs.

APPEL D'OFFRES

Pays-Bas: Les entrepreneurs se présentent à l'appel d'offres avec deux enveloppes, la première avec le prix truqué. La deuxième contient un prix plus faible au cas où un joueur imprévu se présente. Le dépôt des offres se fait devant tous les entrepreneurs, ce qui facilite la tâche au cartel.

Québec: Le dépôt des soumissions ne se faisait pas en public, mais la pratique des deux enveloppes existait néanmoins. Des témoins ont raconté devant la commission Charbonneau que les locaux où étaient déposés les documents pouvaient être surveillés. Si un joueur imprévu se manifestait, une soumission plus basse était déposée.

RISTOURNE

Pays-Bas: Pour s'assurer de ne pas être floués par le cartel, les entrepreneurs notaient tous les contrats obtenus par leurs compétiteurs et combien ceux-ci leur devaient. Pour recevoir leur paiement, de fausses factures étaient envoyées. Des milliers de contrats étant octroyés chaque année, les entrepreneurs pouvaient simplement rayer une dette quand ils obtenaient un contrat. Ils limitaient ainsi le recours à l'argent comptant, jugé risqué. Une fois par année, les entrepreneurs équilibraient leurs comptes.

Québec: Pour l'instant, l'existence d'un livre de comptabilité occulte n'a pas été établie. Plusieurs témoins à la commission Charbonneau ont tout de même raconté avoir reçu des paiements pour faire des soumissions de complaisance. D'autres ont déclaré qu'ils acceptaient de «se tasser» en échange d'un autre contrat.

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PROFESSION: DÉLATEUR

L'homme qui a révélé l'existence d'un vaste cartel de la construction aux Pays-Bas souhaite relater son histoire devant la commission Charbonneau. «J'aimerais bien leur montrer ce qu'il ne faut pas faire.»

Ad Bos a joué aux Pays-Bas le rôle de Lino Zambito devant la commission Charbonneau. L'ancien directeur de chantier a payé cher sa décision de dénoncer le cartel qui avait la mainmise sur pratiquement tous les projets de construction aux Pays-Bas: il reste aujourd'hui le seul à avoir été condamné devant les tribunaux pour cette histoire.

Plus d'une décennie après avoir fait éclater le scandale, l'homme aujourd'hui âgé de 64 ans se trouve toujours devant les tribunaux, où il tente toujours de faire annuler sa condamnation pour corruption.

En entrevue avec La Presse, Ad Bos préfère se faire discret sur son implication dans le cartel. «Disons que je n'étais pas blanc comme un bébé.» Mais il assure qu'il ne faisait pas partie des principaux organisateurs.

Un cartel dans un cartable

Ad Bos tourne les pages d'un immense cartable, l'un des trois en sa possession. Au fil de centaines de pages écrites d'une main minutieuse, on y détaille 3500 projets que se sont partagés 600 compagnies de construction entre 1988 et 1998: des noms de compagnies, des dates, des noms de rues, de ponts, de voies ferrées, de tunnels. Et des prix.

L'homme dit avoir trouvé les cartables sur le pas de sa porte. Plusieurs croient plutôt qu'il les a dérobés pour se venger de son ancien patron.

Se décrivant comme un simple maillon dans le système de collusion, Ad Bos dit avoir rapidement compris l'existence d'un vaste cartel en feuilletant les cartables. Soudain, les pièces du puzzle se mettaient en place. Partie de rien en 1985, Koop Tjuchem s'était hissée en moins de 10 ans parmi les plus importantes entreprises des Pays-Bas. «On a décollé comme une fusée. J'étais naïf», dit-il.

Ad Bos dit avoir tenté de remettre le livre de comptabilité occulte aux autorités. Quand, après près de trois ans, il a compris que le gouvernement n'était pas pressé de sévir, il a remis le tout à Zembla, une émission réputée pour ses enquêtes journalistiques.

Encore aujourd'hui, le journaliste qui a réalisé le reportage, Jos van Dongen, et Ad Bos restent régulièrement en contact. Fidèles à leurs habitudes, ils ont donné rendez-vous à La Presse dans un restaurant anonyme d'une ville tout aussi anonyme.

Pendant plus de trois heures, les deux hommes se sont rappelé comment ils ont exposé le scandale. Les doutes du journaliste sur la crédibilité de sa source, Ad Bos. Les moments tendus comme lorsque le délateur, craignant pour sa vie, avait demandé à son frère de coller sur son torse des centaines de pages incriminantes pour le cartel. L'euphorie quand la commission d'enquête a confirmé l'existence du cartel.

«Une sentence à vie»

Le ton devient toutefois plus sombre quand les deux hommes abordent l'après-commission d'enquête. Si le scandale a renforcé la notoriété de journaliste d'enquête de Jos van Dongen, Ad Bos, lui, a tout perdu.

«Pour avoir dénoncé la collusion, tu as reçu une sentence à vie. Si j'avais su, je ne t'aurais jamais laissé témoigner à visage découvert», laisse tomber le journaliste, encore déchiré par le sort de sa source.

«J'étais conscient des conséquences, réplique Ad Bos. Quand j'ai décidé de dénoncer, j'ai prévenu ma femme que les 10 prochaines années allaient être difficiles. Ça fait 15 ans que ça dure. Tu n'as pas à t'excuser. Je savais dans quoi je m'embarquais. J'en prends la responsabilité. Si c'était à recommencer, je le ferais sans hésiter.»

Incapable de se retrouver du travail, il a rapidement épuisé ses économies. Sans le sou, il s'est résigné à vendre sa maison en 2007. Pendant trois ans, il a vécu avec sa femme dans une tente-roulotte. «On vivait comme des gitans.»

C'est seulement en 2009 que le gouvernement a accepté de le dédommager pour son rôle de dénonciateur. L'entente l'empêche de dire combien il a reçu, mais le montant est suffisant pour qu'Ad Bos retrouve un toit digne de ce nom.

Déçu des conséquences désastreuses de sa décision de dénoncer, Ad Bos a fondé une association pour venir en aide aux délateurs. Il garde encore précieusement les trois cartables détaillant l'existence du cartel, documents qui ont longtemps représenté pour lui une police d'assurance-vie.

Même si aucun lien entre la construction et le crime organisé n'a été établi aux Pays-Bas, Jos van Dongen admet qu'il a longtemps été nerveux chaque fois qu'il démarrait sa voiture. Ad Bos aussi a craint pour sa vie. «Un jour, on m'a menacé de m'envoyer un Yougoslave pour me tirer dans les genoux.»

Le délateur croit toutefois que sa décision de dénoncer publiquement, à visage découvert, lui a sauvé la vie. «Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si on ne m'avait pas cru. Probablement que je serais mort. C'est souvent ce qui arrive aux délateurs. On les élimine.»

PHOTO MARCO OKHUIZEN, HOLLANDSE HOOGTE

Ad Bos en compagnie de son avocat, lors du procès à l'issue duquel il a été condamné pour corruption.