Venise est désormais la capitale de la croisière dans la Méditerranée. Au grand désespoir de sa population, hantée par le naufrage du Costa Concordia en Toscane. Mais sa haine des navires de plaisance prend ses racines dans une colère contre les touristes devenus maîtres de la cité de l'eau. Le tourisme de masse coulera-t-il Venise?

Deux fois par jour, les Vénitiens assistent à un spectacle qui leur brise le coeur. Comme à son habitude, la célèbre place Saint-Marc fourmille de badauds armés d'appareils photo. Des files d'attente s'allongent devant le Palais des Doges.

Soudain, un immense navire de croisière surplombe les piétons. La ville historique devient naine à côté du géant des mers haut de 100 mètres.

«C'est effrayant quand on sait à quel point notre ville est fragile», affirme Costanza Azzi, retraitée qui réside à Venise depuis 50 ans.

Une crainte qui s'accroît avec l'explosion du trafic des bateaux de plaisance dans le canal principal de Venise, la Giudecca. Pas moins de 1,8 million de passagers maritimes ont investi la ville historique en 2011, contre 337 000 en 2000.

En 2012, 665 bateaux chargés de touristes ont mouillé dans le port de Venise.

Aux yeux de beaucoup de Vénitiens, il suffirait de violentes intempéries pour que l'un d'eux fonce vers la cité inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO. En 1997, un navire a déjà dévié de sa route de 50 mètres en plein brouillard.

La pollution et le vacarme des génératrices, qui fait vibrer les fenêtres des maisons, incommodent aussi les habitants.

La grande inconnue demeure l'impact du passage des paquebots sur les marées et les fondations poreuses des anciens palais.

C'est pourquoi certains manifestent à bord de leurs barques depuis un an. Comme des Lilliputiens entourant Gulliver, ils crient en direction des plaisanciers sur la passerelle: «Vous êtes trop gros! Partez!»

Précautions

L'autorité portuaire de Venise tente de noyer la contestation. En septembre, des hélicoptères de la police ont frôlé les esquifs des militants. Au débarcadère du port, une banderole a été installée: «Les bateaux de croisière sont bienvenus ici.»

Selon le Comité de croisière de Venise, l'agitation locale est due à un seul homme: le capitaine Francesco Schettino, responsable du naufrage du Costa Concordia au large de la Toscane, en janvier 2012.

«Les gens ont paniqué, comme pour le Titanic il y a 100 ans», explique Filippo Olivetti, directeur du groupe Bassani, voyagiste dont 60% du chiffre d'affaires (20 millions d'euros en 2012) dépend de l'industrie des croisières.

Dans la foulée, le gouvernement italien avait interdit l'accès aux embarcations de plus de 40 000 tonnes aux eaux de Venise. Une décision reportée aux calendes grecques maintenant qu'une nouvelle voie maritime est à l'étude.

Un autre événement comme celui du Costa Concordia à Venise est impossible, insistent les représentants de l'industrie qui emploie 5000 personnes dans la ville. Non seulement les navires ne doivent pas dépasser une vitesse de 5 km/h, mais ils sont guidés par deux remorqueurs et deux capitaines vénitiens pendant la traversée du canal. «C'est une opération parfaitement huilée», assure Ciro Romano, capitaine depuis 20 ans.

Tourisme de masse

Mais les opposants au tourisme de croisière à Venise, qui viennent de remettre une pétition de 12 000 signatures au président du port, Paolo Costa, ne baissent pas les armes.

Ils n'hésitent pas à comparer la déferlante annuelle de 30 millions de touristes à un viol. Si bien qu'ils quittent en masse la ville, dont la population est de 50 000 habitants aujourd'hui, contre 150 000 en 1945.

«Les navires de croisière sont en train de transformer Venise en Las Vegas», explique Silvio Testa, fondateur du groupe «Non aux grands bateaux».

«Les magasins ne vendent plus que des masques de carnaval, renchérit Angelo Marzollo, professeur d'université et membre de l'organisation Italia Nostra. Il faut sortir de la ville pour acheter un marteau.»

Les commerçants, eux, pestent moins fort. «Mes magasins de souvenirs sont maintenant ouverts toute l'année», se félicite David Toso, 50 ans.

Car voilà l'ironie du sort: à force de s'adapter aux flots des visiteurs, les Vénitiens en sont devenus tributaires. «Venise survit grâce au tourisme, que ça nous plaise ou non», dit Filippo Olivetti.