Après un deuxième rassemblement monstre à Moscou, samedi, pour réclamer des «élections honnêtes», il n'y a plus aucun doute: le rapport de force entre le pouvoir russe et l'opposition a bel et bien basculé. L'apathie politique généralisée, caractéristique des 12 années du régime Poutine, est terminée. La société civile renaît, notamment grâce à l'internet, et exige une «démocratie 2.0». Mais le chemin pour l'obtenir reste encore nébuleux. Et les réactions du régime, imprévisibles.

Pendant des années, les leaders des différentes franges de l'opposition russe se sont exprimés devant des foules déprimantes de quelques centaines d'opposants. Sans trop visiblement y croire eux-mêmes, ils prédisaient périodiquement «la fin prochaine du régime Poutine». Si bien que certains, comme l'ex-champion d'échecs Garry Kasparov, avaient fini par s'effacer et ne plus participer aux manifestations.

Samedi dernier, devant les dizaines de milliers de Moscovites réunis sur l'avenue Sakharov, au centre de la capitale (entre 72 000 et 100 000, selon deux décomptes indépendants, 29 000 selon la police), ils ne devaient pas en croire leurs yeux. Loin de s'essouffler après un premier rassemblement deux semaines plus tôt, le mouvement «pour des élections honnêtes» a pris de l'ampleur.

Les fraudes électorales massives lors des législatives du 4 décembre au profit de Russie unie, parti de Vladimir Poutine, auront été le catalyseur. Si elles étaient également nombreuses lors des élections précédentes, jamais n'avaient-elles été aussi bien recensées par des citoyens-observateurs munis de téléphones intelligents. Les vidéos et les récits qu'ils ont ensuite mis en ligne, contournant ainsi la censure des chaînes de télévision d'État, ont provoqué une vive indignation.

Répression ou libéralisation

Devant ce mouvement de contestation sans précédent, le régime avait deux options: «serrer la vis» en réprimant le mouvement afin de faire rentrer au bercail la majorité des mécontents ou, au contraire, «libéraliser» le système pour espérer survivre.

À la suite des premières journées postélectorales marquées par des centaines d'arrestations, le pouvoir semble avoir choisi la deuxième option. Pour l'instant, du moins.

Jeudi dernier, Dmitri Medvedev a annoncé une vaste réforme du système politique, indiquant qu'il avait «entendu» l'appel de la population. Or, parmi les protestataires, ils sont peu à croire que cette réforme mènera à un réel pluralisme démocratique.

L'éminence grise du Kremlin, Vladislav Sourkov, a quant à lui reconnu que les manifestants représentaient «la meilleure partie de [la] société». Il a ainsi contredit Poutine et Medvedev, qui avaient laissé entendre au cours des dernières semaines que les protestataires étaient plutôt des agents américains, des provocateurs et des extrémistes.

Selon Sourkov, le pouvoir «ne peut pas faire fi de leur opinion avec condescendance», au risque de provoquer des scissions internes parmi les caciques du régime, qui pourraient être tentés de quitter le navire Poutine avant qu'il ne soit trop tard.

Poutine toujours populaire

Répondant aux appels à la démission de Poutine - notamment de la part de l'ex-président soviétique Mikhaïl Gorbatchev -, le porte-parole du premier ministre, Dmitri Peskov, a rappelé qu'«en tant qu'homme politique et candidat à la présidentielle, M. Poutine a toujours le soutien de la majorité».

Vrai: malgré la contestation, 63% des Russes affirment soutenir la politique de l'homme fort du pays. À 36% dans les intentions de vote, il demeure largement en avance sur les autres candidats.

Mais il est aussi vrai qu'il ne fera face à aucun réel opposant le 4 mars, le processus d'enregistrement des candidatures ayant été rendu presque impossible par le pouvoir.

Comme lors des législatives, les mécontents devront donc se rabattre sur la stratégie du «n'importe qui sauf Poutine». «Seul un candidat qui prendra l'engagement de mener des réformes politiques et d'ensuite démissionner pour qu'aient lieu de vraies élections honnêtes pourra jouir de notre appui», a écrit sur son blogue dimanche le chef de file libéral Boris Nemtsov.

Présidentielle sous pression

Après le long congé des Fêtes, les opposants comptent reprendre la rue, en prévision de la présidentielle.

Le mouvement devra toutefois faire face à un écueil de taille: les risques de division. Et ils sont grands, compte tenu des divergences idéologiques énormes qui séparent les différentes mouvances d'opposition, unies par la seule idée d'obtenir des «élections honnêtes» et une «Russie sans Poutine».

Le journal en ligne Gazeta.ru a d'ailleurs appelé en éditorial, dimanche, les leaders à éviter toute politisation des discours aux prochains rassemblements, afin d'éviter que ne se répètent les huées des uns par les autres, comme ce fut le cas à quelques reprises à la manifestation de samedi.

Une chose est certaine toutefois: la présidentielle de mars se tiendra sous pression. Profitant du regain de conscience politique, l'opposition pourra compter sur davantage de citoyens qu'en décembre pour agir à titre d'observateurs dans les bureaux de scrutin et recenser les fraudes.

Vladimir Poutine, qui semblait encore indéboulonnable il y a un mois, pourrait bien subir l'humiliation d'un deuxième tour de scrutin. Pour l'opposition, cela représenterait déjà une victoire.